Serguei, Yosef et les autres…
Ils sont valeureux ces jeunes arrivants. Ils ont tous les âges, tous les visages, toutes les provenances. Je découvre chaque jour l’existence de communautés juives éparpillées aux quatre coins de la planète. Tous ont vécu le même processus que moi : l’envie, la réflexion, la décision, la préparation, le départ, le saut dans le vide et puis l’atterrissage avec plus ou moins de coussins de sécurité, plus ou moins d’accueil, d’aide.
Nos vies d’avant n’ont pratiquement rien en commun mais à présent notre quotidien est si proche. Nous partageons les mêmes espoirs, les mêmes frustrations, nous sommes étonnés et émerveillés des même choses, nous languissons des choses différentes dans nos patries antérieures. Le carrefour de ces destins est Israël. Le centre de gravité à tous les sens du terme.
Certains de ces nouveaux arrivants apprennent l’hébreu depuis toujours, secrètement, jalousement, dans leur coin, comme un hobby peu avouable en nourrissant le fol espoir un jour que ça leur servira.
D’autres sont totalement étrangers à cette langue. Ils découvrent une écriture bizarre telle des hiéroglyphes hostiles à l’aéroport de Ben Gurion. Au début, ils s’en méfient. Ils toisent ces lettres et les mettent à distance. Ils les ignorent et se complaisent dans une attitude de déni. Et puis, tout doucement, comme une araignée tisse sa toile, ils l’apprivoisent. Au début, ils se familiarisent avec les lettres, puis très vite viennent les sons, les mots, ils prononcent une, puis deux phrases, et puis ce sont les textes, les chansons. Lire un vrai texte s’apparente à une délivrance. A la sortie d’Égypte, à la sortie du brouillard. Ca y est, ils sont dans l’esprit de la langue, ils lisent le journal. Certains se régalent de littérature israélienne.
Ces nouveaux arrivants se mettent à apprendre le soir, dans le bus, au mercaz klita, dans leur colocation de Bat Yam, de Haïfa.
Ils m’impressionnent.
Ils ont faim. Faim de vie, faim de réussite, faim de rentrer au pays la tête haute, pour les vacances.
Ici, nos valeurs sont complètement inversées. Celui qui est respecté est celui qui parle, qui lit, qui sait. Celui qui incarne la réussite est celui qui accède au pays par le savoir et la culture. On parle de niveau, de « kita ». On se regarde, non pas sur la marque de nos chaussures, mais sur la porte ou l’étage où nos pas nous mènent entre deux interclasses.
On parle d’argent, juste pour se payer un café ou une barre de céréales à la pause. Notre souci premier est fait de verbes à apprendre, à conjuguer, de listes de vocabulaire à avaler, à toute hâte. L’argent n’est qu’un moyen. Parce qu’il en faut pour ne pas trop souffrir. Mais le Graal à présent est le savoir. Pour le reste, on verra plus tard.
Aujourd’hui, j’ai la chance de mettre des visages sur ces aventures humaines.
Ils s’appellent Serguei, Yosef, Tania et Mathieu. Il s’appellent Joseph, Fabricio, Glenda, Alex.
Un prénom, un accent, une histoire, et plein d’espoirs.
Serguei est assis à côté de moi en cours. Il vient du fin fond de la Sibérie en Russie. Rien que ce mot me fait peur. Il est à l’opposé de mes préjugés. Il est fin comme un fil de fer et si gai. Je crois qu’il savoure chaque minute ici. Il est toujours en débardeur et en short avec sa petite Maguen David en pendentif. Je me surprends à essayer de l’imaginer là bas il y a 18 mois. Il devait être méconnaissable. Emmitouflé dans des matières qui ne laissaient pas voir grand chose de son large sourire et de ses grands yeux. Il brille par son intelligence. Il pige tout et se fout de moi en permanence. Il capte plus vite que la lumière.
Il a 25 ans mais il a la sagesse d’un vieil homme qui sait déjà plein de choses. Il a laissé tout le monde derrière lui. De la nostalgie? Il ne connait même pas ce mot. Ce qu’il voit devant lui lui parait si tentant qu’il ne se sent pas seul ici. Il semble ne jamais souffrir. Son grand sourire cache une force qu’il veut garder secrète. Il sera psychologue ici. Il a hâte de plonger dans le grand bain et de se battre avec ses armes et son intellect si raffiné.
La communauté de l’alya existe bel et bien. C’est une communauté précieuse. Les Israéliens qui sont nés ici n’ont pas idée des liens qui se tissent entre les nouveaux arrivants. Je crois même qu’ils nous envient parfois de tout percevoir avec cette candeur qui nous caractérise tant. Nous avons droit à une deuxième jeunesse. Je me surprends à siffler dans les couloirs, je suis une gamine avec des livres sous le bras et des listes plein la tête.
Nous formons une communauté plus ou moins éphémère dans la grande. C’est une intégration à deux niveaux.
Serguei a une barbichette un peu rigolote. Genre monsieur Seguin mais nouvelle génération. Il me fait sans cesse rire en faisant tenir son crayon dans les poils de sa barbe. Il est si précis en hébreu, que j’ose imaginer avec quelle rigueur on lui a enseigné le reste. Un ordinateur. Une machine de guerre.
Je ne trouve jamais les mots pour lui parler de sa vie d’avant. Je n’ai rien où m’agripper. Je ne sais même pas par où commencer. Il me dit que c’est aussi loin d’aller de Novossibirsk à Moscou que de Moscou à Tel Aviv.
Serguei n’a pas envie de parler de la Russie, il veut être neuf comme son short et son débardeur. Il me raconte qu’il vivait avec la peur au ventre la bas. Peur qu’on le frappe sur le chemin de sa maison, qu’on le vole. Peur de l’incertitude du pays. Peur de lui même.
Yosef vient du Brésil. D’origine marocaine, il est le descendant de chercheurs de diamants qui ont quitté Casablanca pour tenter l’aventure. Ils ont atterri à Manaus et à Belem. Yoseph est un puits de science. Il maîtrise les textes bibliques aussi bien que l’actualité politique.
Ses yeux s’illuminent quand il trouve la traduction exacte de l’hébreu à l’anglais. Il vient me voir car il lui semble que mon nom vient du Maroc. Les noms de sa famille sont typiquement marocains et chaque phrase que je lui dis sur l’histoire des sépharades est comme une pièce nouvelle au puzzle qui constitue sa vie. Il veut tout savoir sur ses origines, il nous invite chez lui avec sa femme. Il faut qu’on parle. Il a plein de questions en tête. Il me dit qu’il faut visiter le Brésil et rencontrer les communautés juives en Amazonie. A chaque pause, je voyage. Ces regards…si vivants et si présents. Ces personnes ne veulent rien louper.
Et j’aimerais vous parler de mon amie Glenda, d’Argentine, qui est ma voisine de classe et qui est dans son neuvième mois de grossesse. Et je n’ai aucun mal à l’imaginer cajoler avec beaucoup d’amour sa future petite fille. Glenda est une force de la nature. En plus d’être fine et perspicace, elle affiche un sourire permanent qui me fait penser que le peuple qu’elle a laissé là bas a laissé une trace indélébile sur son caractère. Glenda est le symbole de la constance et de l’humilité.
Et puis, il y a Joseph, tout droit venu d’Athènes, en faisant une halte à Londres pour faire une transition avant l’alya. Joseph qui me raconte ce que signifie l’Europe pour lui et à quel point on peut être un modèle d’intégration en Israël et aimer pleinement son identité européenne. Des lunettes de soleil vissées sur la tête en permanence, il se ballade dans son alya avec beaucoup d’aisance. Rien ne lui paraît difficile ou inatteignable. Il a une foi indeboulonnable en l’avenir. Quand je lui parle, je pense à d’autres Valeureux qui auraient aimé être parmi nous.
Je tourne la tête et c’est un voyage aux quatre coins de la planète qui se joue devant mes yeux, avec comme dialecte commun, cette langue qui nous résiste tant, l’hébreu. Cette langue dont nous peinons à maîtriser les subtilités mais que nous apprivoisons chaque jour davantage. Je me croyais Parisienne, Française, Tunisienne, Juive. Je suis juste une élève en transit, en voyage, en apprentissage. Avec ses difficultés et ses petites victoires.
Je suis en chemin et la route, en elle même, est déjà belle.