Serge Klarsfeld et le RN, une position qui pose question

La dirigeante du parti d'extrême droite Rassemblement national (RN), Marine Le Pen (G), s'adresse à des militants tandis que le président du parti, Jordan Bardella, l'écoute après que le président français a annoncé qu'il appelait à de nouvelles élections générales le 30 juin, lors d'une soirée de rassemblement le dernier jour de l'élection du Parlement européen, au Pavillon Chesnaie du Roy, à Paris, le 9 juin 2024. (Crédit : JULIEN DE ROSA / AFP)
La dirigeante du parti d'extrême droite Rassemblement national (RN), Marine Le Pen (G), s'adresse à des militants tandis que le président du parti, Jordan Bardella, l'écoute après que le président français a annoncé qu'il appelait à de nouvelles élections générales le 30 juin, lors d'une soirée de rassemblement le dernier jour de l'élection du Parlement européen, au Pavillon Chesnaie du Roy, à Paris, le 9 juin 2024. (Crédit : JULIEN DE ROSA / AFP)

Interrogé samedi 15 juin sur LCI pour savoir ce que Serge Klarsfeld déciderait s’il devait choisir entre le RN et LFI, l’avocat assure ne pas avoir « d’hésitation ». « Je voterais pour le Rassemblement national parce que […] l’axe de ma vie, c’est la défense de la mémoire juive, la défense des juifs persécutés, la défense d’Israël et que je suis confronté à une extrême gauche qui est sous l’emprise de la France insoumise avec des relents antisémites et un violent antisionisme ».

Pour autant, Serge Klarsfeld est loin d’appeler à voter pour le RN. Que dit-il exactement? « Je voterai pour un parti du centre » déclare-t-il, mentionnant celui du « Président de la République ». « Je considère que le Nouveau Front populaire est un ennemi politique et que le Rassemblement national est un adversaire politique ». Fin mai, Serge affirmait que le RN était « progressivement entré dans le cercle des partis républicains », même s’il assurait qu’il ne voterait pas pour ce parti aux élections européennes.

Le lendemain, Marine Le Pen poste sur X un extrait de cet entretien du 15 juin sur LCI. Serge Klarsfeld rend hommage au peuple français et dit que « la mue du RN, elle le doit aussi non seulement à Marine Le Pen, sa dirigeante, mais elle le doit aux millions de Français qui sont allés vers le RN et qui sont des braves gens ». Dans son tweet, Marine Le Pen exploite politiquement cette séquence et commente le propos de l’avocat : « l’hommage au peuple français de cette grande conscience et gardien de la mémoire de la Shoah qu’est Serge Klarsfeld, nous rappelle que même si le chemin de nos choix électoraux peuvent diverger, il est un moment où il faut se retrouver pour refuser ce terrible péril porté aujourd’hui par une gauche qui, abandonnant son âme et sa dignité, se compromet avec l’extrémisme[1] ».

J’éprouve pour Serge Klarsfeld, le défenseur historique de la cause des déportés Juifs de France, un immense respect et une grande reconnaissance pour l’œuvre accomplie avec son association, les Fils et Filles des Déportés Juifs de France (FFDJF). J’admire cet homme. Mais si, de mon point de vue, il a parfaitement raison de s’inquiéter du danger que représente LFI et de souligner les « relents d’antisémitisme » de LFI et son « violent antisionisme », je pense qu’il se trompe lorsqu’il parle du RN.

Alors ? Au-delà de ce que Serge a pu dire, je vais expliquer ici ce que je comprends de ce sujet.

Couper avec l’antisémitisme, une stratégie ?

Développons. Dès son accession à la présidence du FN, Marine Le Pen ambitionne d’accéder à la présidence de la République. Tout juste élue présidente du FN en janvier 2011, elle tient un discours qui marque les esprits. Elle dit se placer sous le signe de la République et de l’héritage de 1789. Mais, pour espérer un jour conquérir le pouvoir, elle comprend qu’elle doit procéder à un nettoyage et lifter l’image du FN. Cela suppose de le transformer, de tenter de rassembler à droite et de se débarrasser de son encombrant père.

C’est ainsi que le 20 août 2015, Jean-Marie Le Pen est exclu du parti qu’il a pourtant contribué à fonder. Ses propos infames sur les chambres à gaz, son antisémitisme et son racisme pénalisent la stratégie de « dédiabolisation » du parti menée par sa fille. Elle l’écarte donc mais elle garde autour d’elle de nombreux protagonistes du FN clairement sulfureux. Ce n’est pas pour autant que Marine Le Pen condamne vigoureusement les propos de son père. Dans un premier temps, elle s’emploie juste à s’en démarquer.

Concernant l’antisémitisme, la stratégie est rappelée alors par Louis Aliot, vice-président du FN, dans un entretien qu’il accorde à l’historienne Valérie Igounet, en décembre 2013. Là, Louis Aliot explique comment il veut redorer l’image du parti. Pour lui, l’enjeu est simple, mais important. Pour « dédiaboliser » le FN, il doit couper avec l’antisémitisme, tel qu’il était porté par Jean-Marie Le Pen. Que dit Aliot ? « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam… D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste »[2].

Par la suite, Marine Le Pen fait plusieurs déclarations pour condamner l’antisémitisme et/ou parler de la Shoah. C’est ainsi que dans un entretien qu’elle accorde à l’hebdomadaire Le Point du 3 février 2011, la nouvelle Présidente du FN explique que ce qui s’est « passé » dans les camps nazis « est le summum de la barbarie ». Le 16 juillet 2020, elle rend hommage aux 13 000 juifs, arrêtés par la police et la gendarmerie françaises (lors des rafles des 16 et 17 juillet 1942). Enfin, le 14 novembre 2023, Marine Le Pen qui, en son temps, faisait huer dans ses meetings Dominique Strauss-Kahn, Bernard Henri-Lévy, Édouard de Rothschild, Jacques Attali… participe à la marche contre l’antisémitisme. Beaucoup y voient une consécration. Enfin, depuis le 7 octobre dernier, et à la différence de Jean-Luc Mélenchon qui multiplie les saillies violentes, faisant de Gaza le cœur de la campagne électorale de LFI, Marine Le Pen condamne l’attaque terroriste du Hamas, dénonce le mouvement terroriste et prend la défense d’Israël.

Le RN, un rempart contre l’antisémitisme ?

Systématiquement, Marine Le Pen et les cadres du parti, lorsqu’ils sont interrogés, répètent que le RN serait un « rempart », un « bouclier » pour protéger la communauté juive.

Voilà qui est énervant. Surtout, lorsque l’on connaît l’histoire de son parti et que l’on se souvient que le FN était -et pas seulement en ses débuts- un mélange nauséeux de vieux fascistes vichyssois, de catholiques intégristes, de païens férus de rituels celtes et de jeunes étudiants d’extrême droite. Par ailleurs, ce n’est pas au RN d’être le prétendu bouclier de la communauté juive. C’est à la République, et à la République seule, que ce rôle incombe, lorsque des militaires protègent nos synagogues, lorsque des policiers appréhendent ou neutralisent des terroristes, lorsque des officiers de police judiciaire enregistrent les plaintes qui ont été déposées, etc. J’insiste sur ce point.

Au fond, quoique Marine Le Pen ne soit pas personnellement antisémite, le RN se heurte toujours à la question de l’héritage du FN et de sa filiation politique. Ensuite, je considère que ce n’est pas le RN qui devrait être un « bouclier » contre l’antisémitisme mais la République, ses institutions et les corps constitués. D’ailleurs, que Marine Le Pen fasse son chou gras de « l’antisémitisme islamique », tout en surfant sur l’immigration, n’étonnera personne. Par exemple, à LFI, Mathilde Panot et ses camarades ne voient et ne dénoncent l’antisémitisme que lorsqu’il provient exclusivement de l’extrême-droite. Au RN, on ne voit l’antisémitisme que lorsqu’il émane exclusivement des musulmans et/ou des islamistes.

Bref, chacun voit son verre à moitié vide. Mais, les choses sont bien plus complexes. L’antisémitisme fluctue, il peut attirer les uns et les autres et il est intimement lié aussi à une ancienneté de stéréotypes, il se modèle en fonction de l’actualité et donc s’actualise (crise des gilets jaunes, épidémie du coronavirus et ses répercussions, conflit israélo-palestinien…). Il est donc attractif de toute manière. Bref, l’antisémitisme ne provient pas seulement de l’extrême-droite (version Panot) ou de l’islamisme (version Marine Le Pen), il peut toucher une partie plus large du spectre politique français.

Pas d’antisémitisme chez les sympathisants et électeurs du RN, vraiment ?
Demandons-nous également si un parti ou l’antisémite a pu se développer peut en être totalement délesté aujourd’hui ? Cette question mérite d’être posée. Par exemple, que dire des préjugés antisémites qui sont portés par les électeurs, sympathisants et militants du RN, depuis plusieurs années ?

1) Le rapport 2019 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) sur « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie » (La Documentation Française, 2020, pp. 76-84) nous donne quelques indications. Déjà, 38% des sympathisants RN jugent que « les Juifs ont trop de pouvoir » et ils sont 55% à leur prêter « un rapport particulier à l’argent », soit nettement plus que la moyenne des français. 29% des sympathisants RN pensent que l’on « parle trop de l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale » !

2) Dans son rapport 2022, la CNCDH note que « les sympathisants d’extrême droite restent les plus enclins à se montrer d’accord avec les préjugés antisémites traditionnels. 24% des sympathisants RN jugent que les Juifs ont trop de pouvoir (-14% par rapport à 2019). 54% adhèrent au stéréotype de la « double allégeance » des Français juifs. 54% leur prêtent un rapport particulier à l’argent (-1% par rapport à 2019), soit, selon la CNCDH, systématiquement nettement plus que la moyenne des Français[3] ».

3) L’étude Radiographie de l’antisémitisme en France, édition 2022 entreprise par l’American Jewish Committee (AJC) et la Fondation pour l’innovation politique, avec l’Ifop, donne plusieurs autres indications[4]. La diffusion des préjugés antisémites est plus répandue à l’extrême gauche et à l’extrême droite. Ainsi, l’affirmation selon laquelle « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » est partagée par 39% de l’électorat de Marine Le Pen et par 33% des proches du Rassemblement national, contre 26% dans l’ensemble de la population. De plus, 20% des proches du RN estime que l’on parle trop de l’antisémitisme.

Quelques polémiques surgissent également, et un entourage de Marine Le Pen très douteux[5]

Par exemple, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen décide de se mettre en retrait de la présidence de son parti et cède sa place à un cadre historique, Jean-François Jalkh. Or, ce dernier avait tenu des propos négationnistes. Par ailleurs, Marine Le Pen nomme Philippe Vardon, directeur de communication pour sa campagne électorale des européennes. Pourtant, Philippe Vardon a été le cofondateur du Bloc Identitaire, un violent groupuscule d’extrême-droite.

Autre exemple, dans une correspondance du 5 mai 2021, rendue publique à l’AFP, Jean-Richard Sulzer, membre du Conseil national du RN[6], met en garde Marine Le Pen contre la présence sur les listes aux élections régionales et départementales de candidats au passé « sulfureux » et il cite plusieurs noms[7]. Par ailleurs, le RN continue d’entretenir des liens avec certains personnages qui naviguent en eaux troubles[8], comme Frédéric Chatillon, un proche de MLP ou Axel Loustau[9] . Autre exemple, l’actuel député RN Frédéric Boccaletti tenait une boutique de livres d’extrême droite au cœur de Toulon, l’échoppe Anthinéa, en référence à un ouvrage de l’écrivain monarchiste et antisémite Charles Maurras. Il avait également créé une société d’édition d’extrême droite, qui publiait des livres sulfureux et l’on trouvait des livres négationnistes dans son échoppe.

Alors ? Comme l’a écrit sur son compte Facebook, Laurent Joly, éminent spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme durant le régime de Vichy, « croire que l’extrême-droite protège les Juifs est une illusion »

Kippa et viande casher ?

D’autres questions se posent également, tant pour les musulmans, que pour les juifs.

Rappelons les points suivants. En 2012, Marine Le Pen, soulève un tollé en prônant l’interdiction du port du voile et de la kippa dans la rue en France. Elle demande aux juifs français de consentir ce « petit sacrifice », même si leur signe religieux ne « pose pas problème ». Elle réitère ses propos lors du Grand Jury RTL, Le Figaro, LCI, le 20 octobre 2019. La présidente du RN indique que « dès 2004, lorsque la question du voile dans les écoles a été posée, nous savions que le voile se multiplierait et serait utilisé comme une arme politique. C’est pour cela que dès 2004, il aurait fallu l’interdire dans l’ensemble de l’espace public », déclare-elle. Mais, que dit-elle tout de suite après ? Elle se dit favorable à l’interdiction d’autres signes religieux, comme la kippa. « Nos compatriotes juifs ne posent aucun problème avec leur kippa […] Je leur demande de faire ce sacrifice pour pouvoir mettre en place une véritable lutte contre le fondamentalisme islamiste dont ils sont eux-mêmes en partie les victimes ».

En octobre 2015, Wallerand de Saint-Just, tête de la liste Front national en Île-de-France, parle de « souffrance animale ». Que dit-il ? « Cette atteinte à la dignité des animaux est inacceptable, l’abattage rituel doit rester l’exception. En Ile-de-France, j’exigerai que la viande servie dans les cantines des lycées et de tous les établissements dépendant de la région soit abattue selon le procédé traditionnel de l’étourdissement préalable, et que la priorité soit donnée aux producteurs franciliens. Respectons la laïcité, respectons la loi, et surtout, respectons la dignité animale[10] ».

En mai 2019, Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national aux Européennes, s’élève contre l’abattage rituel des animaux, estimant qu’il est « indigne » et qu’il faut rendre « obligatoire l’étourdissement ». Interrogé à l’occasion du Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro pour savoir s’il était opposé à l’abattage rituel pour la viande casher comme pour la viande halal, il répond: « Je suis cohérent et je suis opposé d’une manière générale. La question n’est pas “Est-ce qu’on est défavorable au halal, ou casher ou autre ?” La question c’est qu’aujourd’hui je considère que l’abattage rituel est indigne, est une souffrance absolument terrible pour les animaux[11] »

Et donc ?

Rappelons qu’une sensibilité commune liée à l’antisémitisme et à Israël ne doit pas impliquer un même comportement électoral, tout simplement parce qu’il y a une hétérogénéité dans cet électorat et dans la communauté juive.

Alors, je suis convaincu que c’est un ensemble de données (politiques, sociétales, économiques, diplomatiques…) que l’on doit prendre en compte pour les élections législatives et non seulement l’épineux sujet Israël/Palestine ou la lutte contre l’antisémitisme. Par exemple, il faut se rappeler que bon nombre de propositions formulées par Marine Le Pen sont des fondamentaux hérités du FN de Jean-Marie Le Pen. A commencer par celles qui portent sur l’immigration, comme la suppression du droit du sol et de l’aide médicale d’Etat.

De fait, la confusion consisterait à dédouaner l’extrême-droite de ce qu’elle est et de ce qu’elle porte sous le prétexte qu’elle pourrait être lutter contre l’antisémitisme. Outre le fait que cette analyse est limitée, c’est oublier sciemment les autres composantes du RN, dont la xénophobie, l’enfermement identitaire et les assauts portés contre les fondements de notre République, ainsi que les collusions plus que douteuses avec l’extrême-droite européenne (l’AFD) et la Russie. Enfin, la seule question que l’on mériterait de poser devrait être celle-ci: au fond, le RN, c’est vraiment cela que l’on voudrait pour la France ?

En ce qui me concerne, je veux rappeler ceci. Être juif, c’est être un humaniste. Nous devons nous garder, nous défier, nous méfier, nous écarter des extrêmes, tant en France que partout ailleurs, y compris en Israël. Et personnellement, je le dis, entre LFI et le RN, je ne choisis ni l’un, ni l’autre.

[1] https://x.com/mlp_officiel/status/1802284454846579156?s=48

[2] Entretien de Louis Aliot, 6 décembre 2013, in Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours, Paris, Seuil, p. 420.

[3] CNCDH, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, La Documentation Française, La Documentation Française, 346 pages.

[4] https://www.fondapol.org/etude/radiographie-de-lantisemitisme-en-france-edition-2022/

[5] L’article du Parisien sur les liaisons sulfureuses de Marine Le Pen

[6] Il s’agit d’un mouvement embryonnaire représentant quelques rares militants de confession juive du RN.

[7] Voir par exemple : https://www.lavoixdunord.fr/1016574/article/2021-05-31/juifs-et-militants-au-rn-ils-protestent-contre-des-candidats-au-passe-sulfureux

[8] Nicolas Massol et Tristan Berteloot, «Antisémitisme. Au Rassemblement national, une haine des Juifs toujours bien ancrée derrière la dédiabolisation », Libération, 8 novembre 2023.

[9] https://www.marianne.net/politique/fn-axel-loustau-le-tresorier-de-marine-le-pen-en-roue-libre-sur-facebook

[10] Communiqué sur le site du RN de l’intéressé, 16 octobre 2015.

[11] 20 minutes, 5 mai 2019.

Article publié sur LA REVUE CIVIQUE le 19/06/2024. Avec l’aimable autorisation de l’auteur. 

à propos de l'auteur
Marc Knobel est historien, il a publié en 2012, l’Internet de la haine (Berg International, 184 pages). Il publie chez Hermann en 2021, Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet.
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