Séfarades de Pologne
Bien avant de devenir un « Yiddishland », la Pologne fut le paradis des Juifs séfarades, dès le Moyen Âge.
La première trace de présence séfarade date de 965 : un marchand juif d’Espagne, Ibrahim Ibn Jacob, médecin et commerçant originaire probablement de Tortosa, voyagea dans toute l’Europe centrale, et particulièrement en Pologne dont il fit la description.
« Au-delà de ce seul témoignage, la réalité de présences sépharades effectives est bien établie »[1].
Dans ce royaume très tolérant et ouvert à toutes les influences venues d’Europe, les Juifs furent longtemps les bienvenus, ce qui leur permit de prospérer et de constituer très tôt la plus grande communauté juive d’Europe.
La Pologne « paradis des Juifs »
D’abord voyageurs et commerçants de passage[2], les sefardi s’installèrent durablement en Pologne, constituant des communautés florissantes au bénéfice de nombreux privilèges qui leur furent accordés. En 1335 par exemple, la ville de Kazimierz, près de Cracovie, était entièrement administrée par une communauté séfarade.
C’était l’époque de leur émancipation et de leur prospérité, assorties du droit de vivre librement, de commercer, d’imprimer, de s’organiser en administration autonome, de pratiquer leur propre langue – le judéo-espagnol ou ladino (castillan mêlé d’hébreu).
A la suite du décret d’Alhambra du 31 mars 1492, beaucoup de Juifs d’Espagne choisirent tout naturellement la Pologne comme nouvelle terre d’accueil. « Ces passeurs de savoir [firent preuve] de résilience et d’une grande capacité d’adaptation […] tout en sachant maintenir leurs traditions et leur culture propre ».
Parce qu’ils comptaient parmi les rares habitants à savoir lire et écrire, par leurs goûts et leurs pratiques liés autant à la tradition qu’à l’innovation, « ils contribuèrent à l’essor de la Renaissance et au début de l’ère moderne pour l’Europe »[3].
Établis par exemple dans la ville de Chmielnik, ils construisirent une synagogue en 1638 qui abrite aujourd’hui un musée de la vie et de l’histoire juives, et un mikvé (bain rituel juif) découvert récemment dans des conditions cocasses[4]. Des diplomates séfarades installés à Cracovie, Lvov, Brest puis Zamość (en Pologne orientale) furent mandatés par des potentats locaux et même par la cour royale : c’est le cas du premier Juif installé à Zamość dès 1587, Mosze Cohen, marchand turc spécialisé dans le commerce des vins et des produits de luxe ; du médecin Izaak ben Abraham, plus connu sous le nom d’Hiszpan ; de Joseph Nasi, originaire de Lisbonne[5].
La communauté séfarade de Zamość
La communauté de Zamość devint la plus importante communauté sefardi de Pologne.
Avant d’être progressivement absorbés par l’immense majorité ashkénaze dès le 17ème siècle, les sefardi de cette ville proche de Lublin, jouèrent un rôle considérable dans la vie économique et politique de cette région. Des commerçants séfarades en produits exotiques venus d’Italie et de Turquie y trouvèrent un carrefour actif du commerce levantin, idéalement situé près de la mer Noire. « [Ils] sont obligés de s’y arrêter et d’y exposer leurs produits durant trois jours »[6].
Ces commerçants jouirent (pendant vingt-cinq ans !) d’importantes exonérations fiscales. Plus étonnant encore, les Juifs de Zamość obtinrent ce rare privilège pour les Juifs d’Europe de « liberté vestimentaire qui n’implique aucune restriction concernant ni la coupe ni la couleur des vêtements et n’impose aucun signe distinctif »[7]. Ils eurent même le droit, fait rarissime, de porter des armes, et donc de défendre leurs biens et leurs familles.
Ils disposaient de ce fait d’une quasi égalité avec les autres citoyens de la ville, contrairement aux premiers ashkénazes nouvellement arrivés dont la présence n’était autorisée que sur décision et sous le contrôle des séfarades[8].
Les archives de la ville de Zamość attestent une présence continue et régulière, tout au long des 16 et 17ème siècles, de riches et puissantes familles sefardi connues comme les Campos, les Castiell, les Zukato, les Uziel et les Salomon[9]. « On peut supposer que leur statut juridique singulier ainsi que leur prospérité économique permettait, de fait, de maintenir la tolérance pour les juifs en général, en tout cas dans la région de Zamość »[10].
Toutefois, la concurrence des ashkénazes venus des villages voisins se fit de plus en plus sentir à Zamość comme ailleurs après 1730 ; des mariages mixtes furent de plus en plus enregistrés : « Anna de Campos épouse l’ashkénaze Jakub Ber ; la fille de Samson Manes, Roza, se marie avec Mojzesz Abramowicz »[11].
Alors que coexistèrent longtemps les deux communautés juives, il ne fut plus possible de distinguer les ashkénazes des séfarades au début du 18ème siècle.
Puis la Pologne sombra dans le chaos
L’instabilité politique de la Pologne remit en cause l’exceptionnelle tolérance envers les Juifs par de terribles pogroms dont celui de Nemirov (au sud-est de la Pologne) en 1648. Le pays tout entier sombra alors dans le chaos ; guerres, famines et épidémies provoquèrent une chute démographique sans précédent dont les Juifs comme les autres populations furent les victimes[12].
La Pologne perdit son indépendance. Dominée et partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, le sort des Juifs s’en trouva bouleversé au point de rejoindre celui, beaucoup moins enviable, des autres communautés juives d’Europe.
Si la nouvelle Pologne de 1921 reconnut ses millions de Juifs en tant que minorité nationale, les ravages de l’antisémitisme imprégnèrent désormais profondément la culture et la société du pays.
Dans les années 1930, certaines villes polonaises avaient une proportion de population juive deux à trois fois supérieure à la moyenne nationale.
Varsovie était la seconde ville juive du monde après New York.
Les Juifs étaient majoritairement des citadins, alors que trois Polonais sur quatre habitait encore la campagne. Ils vivaient principalement dans les régions orientales de Polésie (région de Lublin) et de Volhynie (en Ukraine actuelle).
Face à l’antisémitisme virulent de cette époque, de nombreux Juifs (près de 200 000 par an entre 1926 et 1939) migrèrent vers l’Amérique (Etats-Unis, Cuba, Mexique) et la Palestine mandataire. Un émigrant sur deux quittant définitivement la Pologne était Juif.
En 1939, la population juive de Pologne représentait 3,4 millions d’habitants, soit 10 % de la population totale. En 1945, près de la moitié de la totalité des Juifs d’Europe anéantis par la Shoah venait de Pologne. 240 000 d’entre eux environ survécurent. La plupart migrèrent en Israël après la guerre.
Il n’y a quasiment plus de Juifs aujourd’hui en Pologne.
Toutefois, il y aurait, dit-on, actuellement un renouveau à l’égard du monde juif à travers un patrimoine méconnu mais réel, considéré comme un bijou touristique particulièrement précieux. D’autre part, et c’est heureux, de nombreux jeunes Polonais renouent avec leurs lointaines origines juives dont ils avaient perdu toute notion et trace[13].
Sans nul doute, le destin des sefardi atteste d’une réalité inattendue de la Pologne, un pays dont l’histoire montre un passé glorieux pour les Juifs dont les séfarades furent les premiers représentants, bien avant l’arrivée des ashkénazes.
Un passé nettement plus ouvert et pluriel que le ne laisse entendre l’odieux souvenir de la Seconde Guerre mondiale.
[1] Ewa Tartakowsky, Université Paris-10, Centre Max Weber Lyon, « Présences sépharades en Pologne. Figures singulières et communauté de Zamość », page 58.
|2] « La dispersion des Juifs sépharades en Europe : déracinement géographique et ancrage culturel », Éric Yaakov Debroise, La Voix Sépharade, avril 2022.
[3] « La dispersion des Juifs sépharades en Europe … », ibid.
[4] « « Un mikvé découvert au sous-sol d’un ancien club de strip-tease en Pologne », par Jacob Gurvis, 23 août 2023, Times of Israël ).
[5] Ewa Tartakowsky, ibid, page 58.
[6] Ewa Tartakowsky, ibid, page 61.
[7] Ewa Tartakowsky, ibid, page 61.
[8] Le privilège vise (exclusivement) la communauté séfarade « Hebraeorum nationis Hispaniae et Lusitaniae » venue à Zamość « ex oriente quam occidente – ex Italia quam ex ditione Turica » J. Morgensztern, « O osadnictwie Żydów w Zamościu na przełomie XVI i XVII w. », Biuletyn ŻIH 1962, n°43, page 8.)
[9] Ewa Tartakowsky, ibid, page 63.
[10] Ewa Tartakowsky, ibid, page 65.
[11] Ewa Tartakowsky, ibid, page 65.
[12] « Les événements de 1648 et 1649 », Chabad.org
[13] « La Pologne à la découverte de son passé juif », France 24.