Science et conscience scientifique
La science étudie les phénomènes de la nature et les lois mathématiques qui les régissent, cherchant à faire correspondre la réalité physique à l’image mentale qu’elle s’en fait. Le monde tel que perçu par les sens peut s’expliquer mathématiquement dans notre réalité quotidienne, mais pas dans l’univers des particules quantiques infimes, dont la dimension est de l’ordre du nanomètre. Il devient donc nécessaire de repenser notre vision du monde et la représentation que nous nous en faisons. Cela nous amène à envisager des réalités contre-intuitives et à repenser la relation entre l’univers de la réalité physique, celui de la réalité abstraite des mathématiques, et le processus physique et mental qui nous permet d’observer, de comprendre et de prendre conscience.
Univers physique
Par univers physique, nous entendons l’univers concret et tangible où interagissent et s’entremêlent diverses formes d’énergie telles que thermique, chimique, électromagnétique, ainsi que la matière elle-même. C’est un univers d’évidences observables, mesurables et expérimentales.
Univers abstrait
La question de savoir si les mathématiques sont inventées ou découvertes est un débat philosophique fascinant. Certains soutiennent que les mathématiques sont des constructions de l’esprit humain, élaborées pour comprendre et modéliser le monde qui nous entoure. Selon cette perspective, les mathématiques sont des outils pratiques et utiles, mais elles n’ont pas d’existence indépendante en dehors de l’esprit humain.
D’autres pensent que les mathématiques existent en tant que réalité indépendante, et que les humains les découvrent plutôt que ne les inventent. Selon cette vision, les mathématiques sont des vérités universelles et intemporelles qui existent indépendamment de notre perception ou de notre compréhension.
Cela signifierait-il que les mathématiques ont servi de bleu de travail intimement lié à la création et à l’organisation de l’univers observable ?
Le fait que les mathématiques semblent si précisément liées aux lois physiques de l’univers suggère que les mathématiques jouent un rôle profond dans la structure même de la réalité. À titre d’exemple, les nombres complexes qui peuvent sembler abstraits ou imaginaires trouvent une application concrète et puissante en physique quantique : en effet, ils sont incorporés à l’équation de Schrödinger qui décrit avec précision le comportement des particules quantiques ; la nature opère avec des nombres complexes et ne se limite pas aux nombres réels. Cela pourrait-il indiquer que la multitude de théorèmes mathématiques existants attend en effet que l’on découvre leur correspondance dans le monde tangible ? En d’autres termes, les mathématiques seraient-elles un langage fondamental, précis et cohérent, pour décrire et comprendre les lois fondamentales de l’univers, ce qui suggère qu’elles constituent en quelque sorte une réalité mentale qui reflète et informe la réalité physique ?
Univers mental
L’univers mental désigne l’esprit humain, qui, parmi ses multiples facultés, comprend celle de raisonner de manière logique et d’interpréter le monde physique à travers les relations mathématiques.
Bien qu’au départ les mathématiques euclidiennes aient été inspirées par les observations de la réalité physique et la perception sensorielle, le domaine a évolué de manière multidirectionnelle, s’éloignant des mathématiques euclidiennes et offrant ainsi une perspective précieuse pour explorer et comprendre l’univers physique. Cette aptitude à découvrir les mathématiques est indépendante de toute expérience. Elle se fonde sur le logos, que Philon d’Alexandrie (au début du premier millénaire) identifie à Dieu et considère comme la source de l’émergence d’un monde intelligible. Il y a de cela trois siècles, Galilée avançait que les lois de la nature sont écrites dans le langage des mathématiques. Au XXe siècle, Eugène Wigner évoquait l’irraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences naturelles. L’univers mental immatériel correspondrait-il alors à une réalité propre ?
Explorer l’abstrait et le tangible
L’idonéiste cherche l’adéquation du rationnel au réel, et celle de la représentation intelligible et fidèle au monde sensible. Il vise à synthétiser l’abstrait et le concret. Les mathématiques qui traitent des principes physiques cherchent à établir une cohérence dans la pensée, ou du moins une congruence entre l’abstrait et le réel. Toutefois, tant la pensée formelle que les principes physiques peuvent être remis en question face à des contradictions.
L’échafaudage des mathématiques abstraites sert-il à construire notre compréhension de la réalité physique, ou bien les modèles conceptuels de cette réalité ne retiennent-ils que les structures mathématiques abstraites ? Il faut garder à l’esprit que les mathématiques ont tendance à unifier et homogénéiser une réalité hétérogène, qui se prête difficilement à une réduction moniste. En effet, les modèles mathématiques des phénomènes physiques n’en sont toujours que des approximations imparfaites. Plutôt que de substituer un domaine à un autre, l’épistémologue doit se placer à l’intersection de la réalité physique et de la représentation mathématique abstraite, pour mieux appréhender leur interaction. La vérité scientifique se construit à travers un déchiffrement continu.
Du calcul algorithmique et de l’intelligence humaine
La vérité issue du calcul algorithmique repose sur des lois programmées à l’avance et ne constitue pas une vérité absolue. La conscience de la vérité ne repose pas sur des hypothèses déterministes : la signification cognitive de l’intelligence humaine est une faculté qui, en tout état de cause, ne peut être préprogrammée. Reproduire le fonctionnement du cerveau humain est une véritable gageure, d’autant plus qu’il englobe des dimensions d’intériorité psychique et psychologique, intègre des réminiscences multiples et ne se limite pas à un simple déterminisme physico-biologique. Une intelligence artificielle extrêmement puissante peut résoudre des problèmes complexes qui dépassent les capacités humaines. Cependant, la simulation des fonctionnalités du cerveau humain ne garantit pas l’émergence de la conscience humaine, et de sa perspective ontologique.
L’unité métaphysique
Le concept biblique selon lequel l’univers a été créé par la parole divine, a incité certains théologiens et personnes de foi à penser que l’univers mental, influencé par des forces spirituelles, pourrait avoir un effet sur l’univers physique. Cela a conduit à l’acceptation de l’idée que des événements miraculeux peuvent se produire, et que des pratiques comme la prière peuvent influencer le déroulement des événements dans le monde physique. La porte fut ainsi ouverte aux spéculations métaphysiques selon lesquelles l’univers mental suprême serait Dieu, qui n’est pas sujet aux lois de la nature, et qui a fabriqué la machine cosmique avec une intention particulière. En outre, la précision avec laquelle l’origine de l’univers que nous connaissons a été créé, est de l’ordre de dix milliards à la puissance 123, et porte à penser qu’il y a eu un codeur.
Cependant, avec l’avancement de la science et la compréhension croissante des mécanismes de l’univers, certaines personnes estiment que Dieu, traditionnellement invoqué pour expliquer l’inexplicable, a été quelque peu éclipsé. La science offre des explications rationnelles et vérifiables pour de nombreux phénomènes naturels, ce qui remet en question le rôle attribué à la divinité dans la compréhension du monde. Cela dit, la science ne peut tout expliquer. Selon l’école de pensée scientiste, qui se veut factuelle et repose sur la science expérimentale, et s’oppose à toute sorte de révélation religieuse, elle ne peut encore tout expliquer.
Il n’en demeure pas moins que la science n’explique guère ce qui aurait pu exister avant le Big Bang, qui se serait produit il y a de cela 13,8 milliards d’années, tout comme la théologie est incapable d’expliquer ce qui a pu précéder Dieu. On est donc tenté de penser, à l’instar de Malebranche, que la vérité sans la quête de la vérité n’est qu’une vérité incomplète.
L’approche métaphysique, aux dimensions physiques, abstraites et mentales, est certainement la plus unitaire par rapport à la compréhension de l’univers et du rôle qu’y joue l’être humain, fait à l’image du Créateur. S’y attachent des valeurs morales qui sont à la base de nos sociétés judéo-chrétiennes. Le croyant est tenté d’identifier son moi intellectuel avec la spiritualité qui transcende les lois de la matière, et reprendre la formulation d’Aristote, selon laquelle forme et matière s’annihilent lorsqu’elles se séparent, exception faite de l’âme humaine. L’approche agnostique se suffit de l’explication voulant que l’être humain soit le fruit d’une évolution biologique et fonde ses valeurs morales sur le bon sens.
La recherche de l’unité
L’humanité aspire à trouver une unité en explorant les tenants et aboutissants de l’univers.
Le premier chapitre de la Genèse dépeint un état de chaos initial suivi par l’émergence d’une lumière primordiale (« Que la lumière soit ! ») qui marque le commencement de la création cosmique. Nombreux sont les chercheurs qui ont interprété ce récit biblique comme une confirmation du Big Bang, considéré comme le point de départ de l’expansion de l’univers. C’est notamment le cas du chanoine et astronome Lemaître, à l’origine de cette hypothèse, qui écrivit à Einstein pour dire que la théorie de la relativité suggérait qu’il y eut un jour sans hier. Lemaître a tenté d’intégrer la dimension transcendantale – qui est normalement irréductible à la science – dans l’explication scientifique de la genèse de l’univers.
Le télescope spatial James Webb lancé en 2021 a mis en évidence l’existence prématurée de galaxies, soit près de 220 millions d’années après le Big Bang. Cela a mis en évidence que notre compréhension de la physique des premiers instants de l’Univers est incomplète.
Nouveaux horizons, nouveaux questionnements
L’esprit curieux et scientifique est assailli par des questions fondamentales : les lois de la nature communément admises sont des interprétations humaines de ce qu’elles sont vraiment. Autrefois, on croyait que la Terre était plate, jusqu’à ce qu’Aristote démontre qu’elle était ronde en observant l’ombre terrestre lors des éclipses lunaires. De même, on pensait que l’univers gravitait autour de la Terre, mais Galilée et Copernic ont montré que les observations astronomiques contredisaient cette idée. Notre esprit s’est façonné au contact de la réalité quotidienne et trouve satisfaction dans l’interprétation newtonienne du monde. Cependant, la réalité et notre perception de cette réalité ne sont pas identiques, et notre esprit n’est pas adapté pour appréhender le monde quantique, invisible, et régi par d’autres lois. L’intelligence reste néanmoins apte à révéler des vérités alternatives, et à explorer des hypothèses inédites. C’est précisément ce qu’a accompli Einstein, en parvenant à unifier, par une théorie, la validation des résultats expérimentaux considérés comme incongrus au début du XXe siècle.
Examiner la réalité de la matière
Penchons-nous sur la réalité de la matière. Les particules peuvent être simultanément des ondes. C’est là qu’intervient l’observateur : ce n’est qu’en termes de l’interaction de l’objet et de l’observateur que les propriétés de tout objet atomique peuvent être comprises.
La matière peut exister ou avoir tendance à exister selon certaines probabilités, c’est-à-dire les probabilités de trouver des particules à des points précis dans l’espace et le temps. La composante de la matière intrinsèque est à mettre au rebut. Il n’y a plus de description quantitative objective de la matière intrinsèque, car le résultat de la mesure est fonction de l’observation. En physique quantique, mesurer un système, c’est le perturber.
Il faut envisager la nature comme un réseau complexe de relations, impliquant la matière et l’observateur.
Ainsi, l’observation d’un électron influence la détermination de sa position ! Comme si l’électron se comportait, comme une onde lorsqu’on ne le voit pas, et comme un corps lorsqu’on l’observe. Un rayon lumineux est à la fois une onde électromagnétique voyageant dans l’espace, et un jet de particules en mouvement. Cette thèse impressionnante étayée par Born (prix Nobel en 1954) réussit à prévoir le comportement de particules à partir de l’équation d’onde de Schrödinger.
En mécanique quantique, tout est décrit par cette fonction d’onde. Le problème est que la particule semble se trouver en deux endroits (ou plus) à la fois (principe de superposition). Ce n’est qu’au moment de la mesure que l’on peut déterminer la position de la particule : la mesure (ou l’observation) provoque l’effondrement de l’équation d’onde de Schrödinger. Mesurer, c’est mettre fin à l’état de superposition, et passer à un seul état défini de la mesure ; c’est aussi passer de la mécanique quantique probabiliste, à la mécanique newtonienne déterministe. Quelle explication avancer ?
À des fins d’imagerie, si nous extrapolons les phénomènes subatomiques à la réalité sensorielle, nous existerions en plusieurs endroits. Ce n’est que lorsque nous observons ou mesurons que la position devient déterminée, ou plus exactement, que nous augmentons la probabilité d’existence à une position particulière !
Saisir les lois qui régissent le domaine quantique
Dans ses démarches, le scientifique reconnaît l’existence de lois. Son expérience se limite au présent, incluant la mémoire actuelle des observations du passé. La prédiction du futur en fonction du présent ne peut être faite qu’à partir d’un principe d’induction bien établi. Effectivement, la corrélation à distance des particules quantiques, connue sous le nom de principe d’intrication, est instantanée et défie notre compréhension intuitive de la réalité. Pourrait-on considérer l’intrication quantique comme une communication rétrocausale du fait que deux particules intriquées semblent être mystérieusement reliées, fussent-elles espacées de plusieurs milliards de kilomètres ? Ou encore, envisager qu’il existe une causalité bidirectionnelle ? Si c’était le cas, pourrait-on avancer que les évènements du futur peuvent avoir un impact sur les mesures actuelles ?
Et si c’était la perception consciente, qui n’est pas soumise aux lois physiques, qui en était la cause réelle ? Et si c’était la prémonition de l’observateur, formée au contact de la réalité, qui en était la cause ? Ne serait-ce qu’au moment de l’observation que l’information a été cherchée dans le passé, et la réalité objective ne prendrait-elle forme qu’au moment où elle est observée par une conscience ?
Des questions philosophiques profondes
Nous nous trouvons face à des questions philosophiques profondes. Peut-on reconstruire le passé ou le futur une fois qu’il a été observé au temps présent ? Y aurait-il une infinité de passés et de futurs possibles dans des mondes parallèles ? Serait-ce l’observation au temps présent qui détermine instantanément l’existence d’un de ces mondes parallèles ? Le libre arbitre – qui est intimement relié à la moralité – pourrait-il modifier le futur en ce sens qu’il permettrait de choisir un des multiples avenirs à partir de l’observation du temps présent ? Et s’il y avait autant d’avenirs qu’il y a d’observateurs ?
La correspondance entre les sens et les objets constitue une faculté de la connaissance. Comment qualifier la relation entre les sens qui commandent la perception et la conception idéelle qui définit cette perception ? Des thèses de neuroscience ont été avancées voulant que la conscience puisse émerger des rouages complexes de milliards de neurones et de milliards de synapses cérébrales, et que nos sens jouent le même rôle que celui d’un clavier d’ordinateur qui masque la complexité de circuits électroniques de son processeur. L’hypothèse d’une conscience basée sur une connexion de type quantique a également été avancée, ce qui pourrait potentiellement permettre l’émergence d’une conscience artificielle. Mais les hypothèses de conscience algorithmique et de conscience quantique n’ont guère convaincu la communauté scientifique.
Le débat sur l’intrication quantique
Einstein doutait de l’existence du phénomène d’intrication, pensant que ses calculs analytiques avaient négligé un paramètre crucial. En 1935, il publia un article avec Rosen et Podolski pour contester l’idée paradoxale que deux particules intriquées possèdent une réalité objective. En 1964, le chercheur irlandais John Bell proposa une expérience permettant de vérifier l’intrication quantique, expérience qui fut couronnée de succès par Alain Aspect dans les années 1980.
Explorer les mécanismes cognitifs
La même démarche est nécessaire aujourd’hui concernant la synergie qui s’établit entre l’intrication quantique, l’observation, la causalité et la connaissance, afin de mieux comprendre les mécanismes cognitifs qui mènent à l’image mentale. Il s’agit également de déterminer la corrélation qui est faite entre l’observation d’un objet ou d’un être, leur image mentale, et la prise de conscience réflexive de l’acte d’observation.
Cela permettrait de démystifier la connexité de l’univers physique, l’univers abstrait et l’univers mental.
Pour en avoir le cœur net, il faudra observer, mesurer, et expérimenter, pour valider une hypothèse qui serait vérifiable. Des concepts tels le libre arbitre et la conscience peuvent être envisagés après qu’une telle démarche ait laissé un vide définitif dans le raisonnement scientifique.
L’astrophysicien et philosophe Arthur Stanley Eddington avançait : « Il ne peut y avoir aucun inconvénient à construire des hypothèses, à tirer des explications qui semblent le mieux adaptées à nos connaissances actuelles et partielles. Ce ne sont pas de vaines spéculations si elles nous aident, même passagèrement, à saisir les relations entre les faits dispersés, et à organiser notre savoir ».
Des questions fondamentales demeurent
Il n’en demeure pas moins que des questions fondamentales demeurent : comment s’articulent la nature, l’être, la conscience de la natur, et la conscience de soi ?
Autant de questions ouvertes.