Schwarzfeld Exile, 1885-1944
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L’an 1885, le 5 décembre, est comparu devant l’officier d’état-civil de la mairie du 5e arrondissement de Paris, Elias Schwarzfeld, âgé de 31 ans, docteur en droit, domicilié au 7 rue Soufflot. L’homme est accompagné de Jacques Blumenthal, âgé de 25 ans, avocat, domicilié 9 place du Panthéon et Marc Rosenfeld, un journaliste âgé de 41 ans, domicilié au 2 rue de Mirbel. Il est venu déclarer la naissance de son fils, né de son union légitime avec Julie Loebel et auquel il déclare vouloir donner les prénoms de Exile Lucas. Elias et son épouse sont arrivés en France quelques semaines avant la naissance de leur premier fils, ils viennent d’être expulsés de Roumanie…
Aux origines, la Roumanie berceau de la famille
Les Schwarzfeld sont des Juifs de Roumanie. Le grand-père du nouveau-né, Benjamin, est écrivain et poète, né en 1822 en Moldavie et décédé à Iasi en 1896. En 1848, il défraie la chronique lors de son mariage en apparaissant sous le baldaquin de la mariée dans une redingote et un chapeau-claque au lieu du caftan et du bonnet de fourrure traditionnels, obligeant la police à intervenir pour empêcher des troubles à l’ordre public.
Schwarzfeld a commencé sa carrière en tant que banquier et a été le premier à introduire une assurance incendie en Moldavie. Malgré de fortes oppositions des conservateurs, il ouvre, en 1852, la première école juive moderne. Il est excommunié, mais grâce à ses relations avec des personnages influents, la punition n’est jamais appliquée. En 1858, il convainc le ministre, Cantacuzène, de fermer les anciennes écoles juives et d’obliger les communautés à nommer des rabbins avec une éducation moderne. En 1860, il accepte le poste honoraire d’inspecteur général des écoles juives de Moldavie. Schwarzfeld est un rédacteur régulier des journaux hébreux de Roumanie et correspondant pour des périodiques juifs étrangers.
Elias Schwarzfeld, le père du nouveau-né, est né en 1855 à Iasi en Roumanie. A peine âgé de 16 ans, il publie des articles dans les journaux locaux. A 19 ans, il fonde son premier journal, Revista Israelitica, et il publie son premier roman. Après deux ans d’études de médecine, il opte pour un doctorat en droit, qu’il obtient. Il publie également de nombreux journaux en yiddisch dont le Jüdischer Telegraf. Alors qu’il s’installe dans la capitale roumaine, il est nommé secrétaire général du conseil suprême des loges juives de Roumanie et est considéré comme un des personnages ayant permis la création du B’nai B’rith[i].
Ses activités conduisent à son expulsion de Roumanie le 17 octobre 1885, moins d’un mois avant la naissance de son fils Exile Lucas. Il entre au service du Baron Maurice de Hirsch dont il devient le secrétaire particulier. Il continue depuis Paris son activité littéraire et publie de nombreux articles sur l’histoire des Juifs de Roumanie dans les célèbres American Jewish Year Book et la Revue des Études Juives, entre autres. De nombreux romans d’Elias Schwarzfeld ont été traduits en hébreu et lui-même a traduit de nombreuses œuvres étrangères en roumain. Elias Schwarzfeld est décédé le 28 juin 1915 à Paris et est inhumé au cimetière parisien de Bagneux.[ii]
Première Guerre mondiale, engagement et reconnaissance
Après une enfance et des études à Paris, le jeune Exile Lucas obtient sa licence en sciences mathématiques, diplômé de l’École supérieure d’électricité. Le 25 juillet 1911, il épouse à Paris, dans le 11e arrondissement, Laetitia Rebecca Weill, née le 15 avril 1892 à Paris 10e, fille de Jules Weill et Gentille Benforado. Le couple a un enfant au nom évocateur du symbole de l’attachement de Schwarzfeld à son pays d’adoption, l’enfant porte le nom de Jean France, né le 14 août 1914 dans le 10e arrondissement.[iii]
Lors de la Première Guerre mondiale, Exile est lieutenant de réserve dans un régiment d’infanterie. Le 4 octobre 1914, il est touché par une balle au tiers inférieur de la jambe gauche, après avoir été soigné, il retourne au front. Pendant la guerre, il est nommé capitaine de réserve et est à nouveau blessé le 22 août 1917 à Bezonvaux, cette fois suite à une attaque au gaz. Il retourne une nouvelle fois sur le front et le 29 août 1918, alors qu’il se trouve à Soissons, il est touché par une balle dans la cuisse gauche, la guerre se termine avant qu’il ne puisse reprendre du service. Il est décoré de la Croix de guerre 1914-18 avec palmes, 2 étoiles d’argent et une de bronze. Le 20 mars 1919, il est fait chevalier de la Légion d’honneur et est élevé le 17 décembre 1933 au grade d’officier. Il est cité à l’ordre de la brigade le 24 février 1916, à l’ordre de la division le 27 août 1917 puis à nouveau le 21 septembre 1918, enfin à l’ordre de l’armée le 20 mars 1919, jour de sa nomination dans l’ordre de la Légion d’honneur.
Un illustre cousin, Benjamin Fondane
Son cousin, Benjamin Vecsler, plus connu sous le nom de Benjamin Fondane, alias Benjamin Fundoianu, écrit en 1915 une eulogie à son oncle Elias Schwarzfeld, frère d’Adela, sa mère :
D’un côté lui et elle, transplantés d’un pays lointain. Ils viennent d’un territoire où le soleil ne brille pas pour tous à égalité. Déracinés, ils se sont assimilés à une autre terre. De l’autre côté : leur fils, né quelques semaines après leur départ forcé du pays. Il a été prénommé – quelle ironie, quelle désolation dans ce mot ! – Exil […] Exil, enfant de cette nouvelle patrie – la patrie de la justice-, de la révolution, de la civilisation. Il est étendu sur une chaise longue. Il a été blessé à Arras. C’est un premier tribut du sang – versé pour un pays sachant reconnaître l’universel droit de vivre. Ces deux combattants – pour deux peuples différents – se regardent avec un amour sans limites.[iv]
Sous le pseudonyme d’Isaac Laquedem, Fondane collabore à l’anthologie des poètes de la Résistance, mais en mars 1944 il est dénoncé et arrêté par la police et interné au camp de Drancy. Déporté à Auschwitz le 30 mai 1944 par le convoi n°75, il y est gazé le 3 octobre 1944. Sa mère avait été déportée de Drancy vers Auschwitz le 28 septembre 1942 par le convoi n°38.[v]
Seconde Guerre mondiale, captivité et Résistance
Le couple Schwarzfeld, habite dans le 11e arrondissement de Paris, 9bis impasse Saint-Ambroise lorsqu’Exile est rappelé à l’activité le 29 août 1939 lors des opérations ayant précédé la mobilisation et affecté à la 41e demi-brigade de chasseurs à pied. Le 24 octobre 1939, il est nommé commandant du 411e régiment de pionniers, il est alors lieutenant-colonel de réserve. Fait prisonnier lors de l’invasion allemande, le 28 juin 1940 à Remiremont, alors que l’Armistice est déjà signé, il est d’abord interné dans un camp de prisonniers de guerre sur le sol français, le Frontstalag 121, situé à Epinal puis transféré le 9 novembre 1940 dans un camp d’officiers de la 17e région militaire en Autriche, à Edelbach, village disparu de nos jours, dans le camp militaire d’Allentsteig, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale autrichienne.
Officier de réserve, ancien combattant de la Grande Guerre, il est transféré le 2 décembre 1940 vers le camp d’officier de la 8e région militaire allemande à Juliusburg en Silésie, aujourd’hui Dobroszyce en Pologne, le camp est alors situé dans un ancien château. Un décret d’Hitler ordonne la libération des prisonniers de guerre français combattants de la Première Guerre mondiale. Le lieutenant-colonel de réserve Schwarzberg appartient à cette catégorie et est libéré le 30 juillet 1941 après un an de captivité. Il est rapatrié en zone libre, dans la région de Lyon, où sont réfugiés sa femme et son fils.
Le couple s’installe 4 cours Vitton dans le 6e arrondissement de Lyon. Ardent patriote et attaché viscéralement à son pays, l’officier Schwarzberg ne peut se résoudre à l’occupation de la France. Alors qu’il retrouve son emploi de directeur de la maison Thomson-Houston, il rejoint, dès novembre 1941, la résistance lyonnaise et fonde le mouvement qu’il appelle « France d’Abord » avec Georges et Marcel Cotton et Léo Michel. Le but du mouvement est de créer des services utiles à toute la Résistance, d’en coordonner les opérations, de créer une Armée Secrète et d’être apolitique et c’est ainsi qu’il rallie des groupes tels que « Combat », « Franc-tireur » ou encore « Libération ».
Le mouvement organise, entre autres, les renseignements, les écoutes radio, les faux papiers et les liaisons (radio et courrier). Dès novembre 1942 ont lieu les premières arrestations de membres du réseau avec comme chef d’accusation, le Gaullisme. Schwarzfeld, alias Clère, va surtout, à partir de 1943, se consacrer à la création de l’Armée Secrète et est l’adjoint du Général Delestraint. Sur 50 membres arrêtés, 21 furent fusillés, 29 déportés dont 17 décédés en camp.[vi]
Jean Moulin, Caluire et la déportation
Jacques Martel, plus connu sous le nom de Jean Moulin, alias Max, est le représentant direct du Général de Gaulle et a la responsabilité d’organiser et d’améliorer la coordination de la Résistance française. Il est entouré de personnages célèbres dont Raymond Aubrac, chef des groupes paramilitaires du mouvement « Libération », attaché à l’état-major de l’Armée secrète ou encore le Général Delestraint, alias Vidal, chef de l’Armée Secrète. Ce dernier est arrêté le 9 juin 1943 à Paris par la Gestapo suite à une dénonciation et c’est ce qui oblige Jean Moulin à réorganiser rapidement la Résistance et à réunir les représentants de l’Armée secrète au sein des différents mouvements.
Une réunion se tient à Caluire le 21 juin 1943 dans la maison du docteur Dugoujon, les enjeux politiques sont importants et Schwarzfeld est pressenti par Jean Moulin pour succéder au général Delestraint à la tête de l’Armée secrète, même si la décision finale appartient au Général De Gaulle. Jean Moulin, Raymond Aubrac et Exile Schwarzfeld arrivent avec une demi-heure de retard au rendez-vous de Caluire, ils sont installés par la secrétaire du docteur Dugoujon, dans la salle d’attente au rez-de-chaussée alors que les autres participants attendus sont déjà à l’étage.
La réunion n’a pas commencé que le Sicherheitsdienst (SD) investit les lieux et procède à l’arrestation de tous les membres présents, et lorsque le SD intervient, les trois personnages majeurs sont encore à l’étage inférieur, si bien, que Jean Moulin n’est pas identifié immédiatement par Klaus Barbie. Il ne le sera que deux jours plus tard, après des interrogatoires et les tortures sur ses compatriotes. Dans la nuit du 25 au 26 juin 1943 a lieu le transfert à Paris par train de Dugoujon, Aubry, Lassagne, Schwarzfeld, Lacaze, qui retrouvent le Général Delestraint à la prison de Fresnes. Un tribunal militaire, situé 11 rue des Saussaies à Paris, au siège de la Gestapo, condamne Schwarzfeld à la déportation dans la catégorie des Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard) pour faits de Résistance.
Ce n’est que le 9 mars 1944 qu’Exile Schwarzfeld est transféré au camp de Natzwiller-Struthof en Alsace, avec d’autres chefs de la Résistance. La Fondation pour la Mémoire de la Shoah écrit à propos de ce convoi :
Autre victime du vaste coup de filet réalisé dans la Résistance française en 1943 : « […] trois officiers membres de l’état-major de l’Armée Secrète arrêtés en juin et août 1943. Il s’agit d’abord du général Charles Delestraint, arrêté sous le nom de « Vidal », de Paul Jouffrault et de Joseph Gastaldo. […] André Lassagne, du réseau Gallia, arrêté à Caluire le 21 juin 1943 en même temps que Jean Moulin. […] 5 déportés NN meurent à Natzweiler peu après leur arrivée, entre avril et fin juin 1944.
Dans ce transport, se trouve Exile Schwarzfeld, mais il n’est pas cité parmi les personnalités importantes du convoi par la Fondation. Le Général Delestraint est immatriculé à son arrivée au camp avec le numéro 7839, Gastaldo le 7845, Jouffrault le 7874, Lassagne le 7850 et Schwarzfeld reçoit le 7873. Seul Gastaldo, suite à une évasion lors d’un transfert, survit à la déportation. Delestraint est exécuté à Dachau peu avant la libération du camp le 19 avril 1945, Jouffrault décède le 5 juin 1944 au camp de Natzwiller-Struthof, Lassagne le 23 avril 1945 au camp de Flössenburg.[vii]
Dès son arrivée au camp de Natzwiller, Schwarzfeld, qui déclare être catholique, rejoint le bloc 12. Au mois de mars 1944, avec d’autres détenus, il est transféré vers le commando extérieur du camp du Struthof, à Cochem. Les déportés NN n’ayant jamais dû quitter le camp principal, ils sont rapatriés dès le début du mois d’avril 1944. Les conditions de travail et les mauvais traitements subis à Cochem sont terribles, et Schwarzfeld est admis à l’infirmerie du camp du Struthof le 3 mai 1944 pour un phlegmon au bras, une inflammation grave. Cette affection serait, selon les archives du camp, à l’origine de son décès inscrit le 29 juin 1944 à 5h30 du matin à l’infirmerie du camp.[viii] Le camp du Struthof étant équipé d’un four crématoire, le corps d’Exile Schwarzfeld est incinéré et ses cendres dispersées dans une fosse à proximité du bloc cellulaire, en bas du camp.
L’inexorable oubli
Ainsi s’achève, à 59 ans, le parcours d’un juif français d’origine roumaine au service de sa patrie. Décoré pour ses faits d’armes et ses blessures lors de la Première Guerre mondiale, la médaille de la Résistance, lui est attribuée en 1962 et malgré sa contribution à l’organisation de la Résistance au plus haut niveau, il n’a jamais été reçu dans l’Ordre de la Libération.[ix]
La commission nationale d’homologation des Forces Françaises Combattantes et de l’Intérieur lui octroi le 14 janvier 1948 le grade fictif de Lieutenant-Colonel, il obtient le statut de déporté-politique le 4 octobre 1948 et celui d’interné-résistant le 16 juillet 1959. La mention « Mort pour la France » lui est attribuée suite aux démarches de sa veuve, le 22 février 1949. C’est en 2000 que la mention, Mort en Déportation est apposée sur son acte de décès.[x]
Son épouse Laetitia née Weill obtient le statut de résistante et son fils, Jean-France, également résistant, obtient la mention « Mort pour la France » et est homologué résistant, membre de la Résistance intérieure française (R.I.F.), mouvement France d’abord et membre des Forces françaises de l’Intérieur. Son nom figure sur le monument aux résistants et maquisards et soldats de l’enclave Rhône-Loire. La mort du fils au service de la liberté s’ajoute au devoir de reconnaissance et aux sacrifices de la famille Schwarzfeld.
Seule une plaque sur l’immeuble du mouvement « France d’Abord » à Lyon, rappelle le souvenir du Colonel Schwarzfeld.
En mars 1941, dans cet immeuble fut créée le mouvement lyonnais de résistance « FRANCE D’ABORD » dirigé par Georges Cotton Chef National + le 20 avril 1951 et le Cl. Schwarzfeld, arrêté a Caluire le 21 juin 1943 et mort en déportation. Jean Moulin, le Gal Deslestraint ont eu un P.C. dans l’immeuble.
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Christophe Woehrle 2021 ©
[i] L’Ordre indépendant du B’nai B’rith (בני ברית, de l’hébreu : « Les fils de l’Alliance ») est la plus vieille organisation juive toujours en activité dans le monde. Bienfaisance, amour fraternel, harmonie. La plus ancienne association juive humanitaire mondiale (1843) – Source : BBFrance.org
[ii] Jewish Encyclopedia, Vol.11, 1906, pp.119-120.
[iii] Etat-civil de la ville de Paris
[iv] Benjamin Fondane, Un frère de ma mère : Le Docteur Elias Schwarzfeld, In : Hatikvah, I, 1915, no 3, 7 juillet, pp.33-35.
[v] Service historique de la Défense, Base des morts en déportation, AC21P546919, Caen, sans date.
[vi] Archives Nationales, 72AJ/35-72AJ/89, Archives du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, Résistance intérieure : mouvements, réseaux, partis politiques et syndicats, « Résumé de l’historique du mouvement de résistance France d’abord », par M. Serf, sans date.
[vii] Guillaume Quesnée, Transport parti de Paris le 9 mars 1944 (I.187.), Fondation pour la Mémoire de la Déportation, sans date.
[viii] ITS Bad Arolsen, DE ITS 2.3.3.1, Card file of persecutees in the later French zone and of French persecutees in other areas, sans date.
[ix] DAVCC, Dossier AC21P537560, Exile Lucas Schwarzfeld, sans date.
[x] Arrêté du 6 septembre 2000 portant apposition de la mention « Mort en déportation » sur les actes et jugements déclaratifs de décès.