Sauver ou détruire des vies
Comment se conduisirent pendant la Shoah les enseignants, et plus particulièrement les directeurs d’établissements scolaires, officiellement chargés de protéger leurs élèves et de les aider à construire leur avenir ? Il ne peut être ici question de généraliser, mais juste de donner quelques exemples.
Les chemins de la mémoire s’entrecroisent telles les mailles d’une résille. En 1990 est paru mon roman « La Vague noire ». Il s’articulait autour du récit de Suzanne Waligora, décédée en décembre 2016, qui à l’âge de 16 ans, raflée à Rodez en avril 1944, avait connu Auschwitz, Bergen-Belsen et Theresienstadt.
« Si j’ai tenu, disait-elle, c’est grâce à mes copines. Nous étions soudées comme les doigts de la main. » Deux de ces copines, les sœurs Janine et Madeleine Blum, 17 et 15 ans, apparaissent dans le roman sous les prénoms d’Yvette et de Nanou, Suzanne étant appelée Solange, ainsi qu’elle l’avait souhaité ; à l’époque elle cultivait encore le secret et rechignait à l’idée de témoigner ouvertement.
L’un de ses grands chagrins était d’avoir assisté à Theresienstadt à la mort de Madeleine, le 15 mai 1945. Elle et Janine, ainsi qu’une amie éclaireuse, seront les seules survivantes du groupe de cinq filles.
Les chemins de la mémoire…, disais-je. Lors de la rentrée littéraire du Mémorial de la Shoah en octobre 2016, se présente à moi François Blum, venu exprès de Lyon pour me rencontrer.
Il est le fils de Janine, décédée en 2015 – qui lui avait offert mon livre -, et me présente un DVD intitulé Janine, Mutmut, Mami : Mémoire et souvenirs – Janine et Madeleine (document qui peut être très utile aux enseignants*).
Nous revenons alors sur les détails de l’arrestation de Janine et Madeleine, au Collège Joseph Fabre de Rodez, premier lycée pour Jeunes Filles en 1930, nommé ainsi en 1934 en hommage à l’ardent défenseur au Sénat du rôle de la femme et de l’enseignement secondaire public pour jeunes filles.
Après un long voyage, les parents de Janine et Madeleine, venus de Belfort, trouvent en 1943 un refuge dans le village de Saint-Geniez-d’Olt, en Aveyron, à 44 km de Rodez. Pour que les filles puissent préparer et passer leur baccalauréat, il faut qu’elles soient internes sous leur vrai nom au Collège Joseph Fabre à Rodez.
Les parents informent la directrice, Mme Pietri, qu’elles sont de confession juive, et lui confient des faux papiers à exhiber si nécessaire, les estimant ainsi protégées. La directrice promet d’y avoir recours en cas de danger.
Le 22 avril 1944, alors que la Gestapo cueille à domicile les personnes juives de Rodez dont Suzanne, la surveillante générale vient chercher Janine et Madeleine en classe et les amène dans le bureau de la directrice. Deux gestapistes les attendent, non loin du tiroir où sont rangés leurs faux papiers.
Arrive également une autre fille – dont les deux sœurs avaient jusque-là ignoré la religion – et les trois sont emmenées, livrées par Mme Pietri. On apprendra plus tard qu’elle était l’épouse du chef de la milice de Rodez. Après la guerre, la Justice Française a jugé et fait fusiller M. Pietri, a démis la directrice de ses fonctions à l’Éducation Nationale.
Mais revenons au 22 avril 1944.
Parallèlement, dans ce même Collège Joseph Fabre, une enseignante d’anglais, Mme Madeleine Axelrad, confie à son élève Colette Roth les clés de son propre appartement pour qu’elle coure s’y cacher.
Parallèlement, au Lycée de garçons voisin, le Directeur nie, au péril de sa vie, la présence d’enfants et d’adolescents de « race juive » dans son établissement.
Parallèlement, M. Emile Baas, correspondant des deux sœurs et professeur de philosophie au Lycée de garçons, averti de la rafle de Rodez, enfourche son vélo et, 44 kms plus loin, adjure les parents de Janine et Madeleine de quitter sur-le-champ leur logement de Saint-Geniez-d’Olt et de partir avec un certain M. Vergne, qui les cache aussitôt dans une ferme en montagne. Trente minutes plus tard, il aurait été trop tard !
La famille de Janine Blum déplore que M. Baas ne se soit pas vu décerné le titre de Juste parmi les Nations.
D’autres enseignants français ont eu son courage, son abnégation et sa modestie. Au fil de mes lectures de la presse, j’ai découvert l’existence et l’histoire généreuse de trois Justes, directeurs d’un établissement scolaire : Jean-Bertrand Dufor, son épouse Andréa, ainsi que Marcelle Porte-Bonnamour, aux patronymes prédestinés.
Jean-Bertrand Dufor, directeur d’une école primaire à Montréjeau (Haute-Garonne), commença par s’engager dans la Résistance. En novembre 1942, à l’arrivée des Allemands dans la zone libre, lui et son épouse Andréa persuadèrent une famille réfugiée de leur confier leur fils de onze ans, Alexandre.
Trois mois plus tard, les parents d’Alexandre réussirent à passer en Suisse. Ils n’en revinrent qu’après la Libération et retrouvèrent leur fils en excellente santé. D’argent, les Dufor ne voulurent pas entendre parler.
Quant à Marcelle Porte-Bonnamour, elle était directrice de l’école primaire supérieure de Bourganeuf, dans la Creuse. Un jour de 1943, elle entra dans une salle de classe, et demanda aux élèves de faire bon accueil à une dizaine de jeunes filles, onze en fait, qui se trouvaient dans une « situation difficile ». Sans autre précision.
Ayant ou non deviné de quoi il retournait, les élèves firent tout leur possible pour obéir à cette directrice qu’elles aimaient et respectaient. Mais au printemps 1944, la pression nazie se fit de plus en plus forte.
Sentant que les filles n’étaient plus en sécurité, Marcelle Porte-Bonnamour se confia à François Graux, maire de Bourganeuf, qui le lendemain, les emmena toutes dans la commune voisine de Soubrebost, et les plaça chacune dans une famille différente. Une rafle à Bourganeuf eut lieu quelques semaines plus tard.
Enfin je ne saurais clore cette liste sans évoquer le souvenir de Joseph Migneret. Dans le 4e arrondissement parisien, une plaque sur la façade de l’École de la Rue des Hospitalières Saint Gervais rappelle que 260 élèves juifs y furent arrêtés et déportés.
Le directeur d’alors, Joseph Migneret, avait été atterré en découvrant le nombre d’enfants manquants le lendemain de la rafle du Vél’ d’Hiv. Membre de la résistance, engagé dans la fabrication de faux papiers, il en distribua à tour de bras, et hébergea chez lui des enfants menacés. Il en sauva ainsi des dizaines.
Son nom figure sur le Mur des Justes, en bordure du Mémorial de la Shoah, parmi ceux de près des 3 800 Justes de France. Parmi eux se trouvent certainement d’autres personnes qui, à l’égal de Andrea et Jean-Bertrand Dufor, Joseph Migneret et Marcelle Porte-Bonnamour, ont honoré leur fonction et l’Éducation Nationale.
*Le DVD (gratuit) peut être obtenu auprès de François Blum : blumfranco@gmail.com
