Sansal sans censure 3/3 : autoritarisme et résistance
Alors que Boualem Sansal est actuellement incarcéré dans les geôles algériennes, son œuvre 2084 : La Fin du monde s’avère plus que jamais une réflexion acerbe sur les dangers des régimes autoritaires et des systèmes de captation et de manipulation des croyances.
2084 : La Fin du monde de Boualem Sansal est extrêmement actuel à l’heure où les discussions sur les abus autoritaires et la capture des imaginaires dogmatiques s’intensifient. Publiée il y a dix ans. Cette œuvre interroge, avec une acuité rare, les fondements axiologiques des sociétés humaines. Il s’agit d’une fresque dystopique qui dépasse la simple critique politique pour explorer les mécanismes anthropologiques du pouvoir, de la soumission et de la prééminence.
2084 nous plonge dans l’Abistan, un empire théocratique où le dogmatisme religieux fusionne avec l’autoritarisme le plus implacable. À travers le prisme de la théologie politique, l’auteur montre comment la foi, lorsqu’instrumentalisée, devient un appareil biopolitique totalisant. Yölah, figure transcendantale omniprésente, et Abi, son prophète, incarnent une dérive théocratique où le pouvoir sacralisé s’autonomise de toute légitimité humaine.
Dans ce contexte, le doute, stigmate faustien, est éradiqué comme un cancer. La structure du roman illustre une dialectique heideggérienne entre l’Être et l’oubli de l’Être, où l’individu est aliéné au sein d’une mécanique socio-symbolique écrasante.
Le langage comme outil de domination herméneutique
Sansal reprend la thématique orwellienne du langage appauvri, révélant une stratégie sémiotique complexe : celle de l’asservissement épistémique. Le « novlangue » de l’Abistan détruit la polysémie, condition nécessaire à une pensée critique et émancipatrice. Ce procédé repose sur une logique phénoménologique, où les mots sont réduits à des vecteurs de contrôle, annihilant la possibilité d’un discours alternatif.
L’Empire de l’Abistan incarne ainsi une véritable aliénation discursive, rappelant les travaux de Foucault sur le pouvoir disciplinaire. L’homo abistanus devient un sujet docile, privé de tout espace d’énonciation autonome.
Une critique existentialiste et eschatologique
À travers le parcours d’Ati, héros malgré lui, Sansal explore les ramifications existentielles de l’oppression. Ati incarne le conflit sartrien entre l’authenticité et la mauvaise foi : son éveil spirituel et intellectuel le pousse à briser l’hétéronomie imposée par le système. Ce cheminement tragique pose une question fondamentalement kantienne : comment préserver la dignité humaine face à des structures qui annihilent toute autonomie morale?
L’Abistan, bien qu’imprégné de références à l’islamisme politique, transcende son ancrage contextuel pour devenir une métaphore de tous les totalitarismes. La théocratie, la technocratie, et même les utopies scientistes trouvent dans ce roman une critique implicite, qui convoque les concepts deleuziens de rhizome et de capture pour analyser les logiques de pouvoir.
Ce qui distingue 2084 d’autres dystopies est sa réflexion sur l’eschatologie. L’Abistan est non seulement un empire politique, mais aussi une machine eschatologique, où le salut éternel justifie les pires abominations. Cette instrumentalisation de l’avenir rappelle la critique benjaminienne de l’Histoire comme récit des vainqueurs, où le paradis promis est une illusion servant à perpétuer la domination.
Boualem Sansal, dans une démarche quasi-spinoziste, invite à une analyse immanente des systèmes oppressifs. Loin d’une dénonciation simpliste, 2084 propose une herméneutique du pouvoir, où les structures idéologiques sont dévoilées dans leur complexité. Ce roman questionne les mécanismes de la servitude volontaire, telle que théorisée par La Boétie, tout en offrant une lueur stoïcienne d’espoir à travers la résistance d’Ati.
2084 : La Fin du monde est bien plus qu’une dystopie : c’est une analyse critique des structures métaphysiques et idéologiques qui régissent les sociétés humaines. Boualem Sansal, par son écriture dense et ses allusions philosophiques, interpelle sur la fragilité de nos libertés et sur les dangers inhérents à tout système qui prétend détenir la vérité absolue. Une œuvre faustienne, tragique et nécessaire, qui inscrit Sansal dans le panthéon des grands analystes de la condition humaine.
