Sans plus de commentaire
« Comment pouvez-vous dire que vous m’aimez si vous ignorez ce qui me peine ? » (D’après un conte hassidique[1])
Pourquoi le cacher : un éditorial récent de La Croix, dont je reproduis le texte ci-après, m’a mis mal à l’aise. Bien que je ne doute pas un instant qu’il ait été dicté par de bons sentiments, je crois devoir, au nom même de la vérité et de la clarté des nouveaux rapports, qui se sont tissés depuis quelques décennies, entre le christianisme et le judaïsme, faire part au média catholique et aux dirigeants religieux éminents qui sont partie prenante de cette initiative, du malaise qu’elle risque de causer, au moins en milieu juif, outre qu’elle est susceptible de justifier la maxime selon laquelle « le mieux est l’ennemi du bien »[2].
I. Éditorial de La Croix, le 15 août 2022
Le 23 août 1942, Mgr Jules-Géraud Saliège, archevêque de Toulouse, faisait lire dans les églises de son diocèse une lettre pastorale pour protester publiquement contre les déportations de Juifs pendant l’Occupation.
Le texte est bref – une vingtaine de lignes. Il va droit à l’essentiel : « Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle (…) Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. (…) Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. »
Le message se termine par cette instruction :
« À lire dimanche prochain sans commentaire ».
Pour permettre aux mots entendus de descendre dans les cœurs de chacun des auditeurs et de porter leurs fruits. De fait, il y a 80 ans, ils ont contribué à réveiller les consciences chrétiennes. C’est pourquoi le grand rabbin de France, Haïm Korsia, a demandé, en juillet dernier, que la lettre de celui qui a été reconnu comme un « juste des nations » en 1969, soit lue dans les synagogues, dans le cadre des commémorations de la rafle du Vel d’Hiv (16-17 juillet 1942). Une invitation reprise par le président de la Conférence des évêques de France, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, qui a suggéré de lire la lettre de Mgr Saliège, à l’occasion des célébrations de l’Assomption.
Lire cette lettre pastorale en 2022 est une manière de rendre hommage à un homme qui a su prendre ses responsabilités en son temps. Mais c’est aussi un geste qui nous engage à faire preuve de la même clairvoyance sur notre époque pour dénoncer les situations d’inhumanité. Lors de la messe du 15 août, à Lourdes, Mgr Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille et bientôt cardinal, a ainsi évoqué, dans son homélie, la situation de nombreux migrants qui se heurtent aux murs de l’Europe et y laissent parfois la vie. « Eux aussi sont des hommes, et des femmes, et des pères et des mères de famille. Ouvrirons-nous les yeux, réveillerons-nous nos consciences ? », a-t-il dit en reprenant les mots de Mgr Saliège.
Comme le 23 août 1942, nul besoin de commentaire.
II. Commentaire de Menahem R. Macina (20 août 2022)
Force est de reconnaître la puissance oratoire (voire émotionnelle) de la comparaison ci-dessus. Mais est-elle pertinente ? Est-elle-même décente, et sera-t-elle audible pour les rarissimes auditeurs et lecteurs juifs survivants ou descendants des victimes juives des déportations ?
Les cicatrices mémorielles restent infiniment douloureuses et ceci parfois jusqu’à la mort de celles et ceux qui les portent gravées dans leur chair et leur psychisme. Faut-il une dose exceptionnelle d’empathie pour le comprendre et n’en parler qu’avec une infinie délicatesse et un pieux respect ?
Si périlleuses et angoissantes que soient, de nos jours, les conditions de convoyage de nombreux migrants, leurs « pères et mères » ne sont pas « traités comme un vil troupeau », et « les membres d’une même famille » ne sont pas « séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue », comme le furent les Juifs raflés, dont le cardinal Saliège déplorait le sort en 1942. Les migrants d’aujourd’hui cherchent à quitter des lieux et des conditions de vie hostiles pour gagne des rivages plus hospitaliers. Ils ne sont pas pourchassés en tous lieux pour être déportés vers des camps de la mort, comme le furent celles et ceux auxquels les prédicateurs émus d’aujourd’hui les comparent.
Je souhaite plein succès à ces migrants dans leur reconversion existentielle, et j’encourage de tout mon cœur les âmes chrétiennes charitables à les accueillir comme mes aînés juifs eussent aimé qu’on le fît pour eux.
Sans plus de commentaire…
© La Croix
Notes
[1] Texte cité par Marc Saperstein, Juifs et chrétiens : moments de crise, Cerf, Paris, 1991, p. 123, note 23.
[2] https://dictionnaire.orthodidacte.com/article/definition-le-mieux-est-l-ennemi-du-bien.