Rue du Sentier (4)
« Hellooo… » J’entends encore sa voix quand nous nous croisions dans l’escalier à son retour de Nice. Lorsqu’elle venait rue du Sentier, Ruth, la mère de Rebecca, « papesse de la littérature pour enfants » selon certains, publiée à l’Ecole des Plaisirs était ma voisine de palier. Esther et Simon la surnommaient « Bubby ». Elle était la grand-mère idéale, chaleureuse, drôle, pleine d’amour pour ses proches.
Je garde un excellent souvenir d’elle, de son délicieux accent américain, de son flegme plutôt britannique, de sa gentillesse, de son humour. Personnage plus complexe qu’il n’y paraissait, elle avait avoué lors d’un dîner au quatrième, vouloir écrire un roman pour adulte intitulé « One day my Prince will scratch me». Je ne sais pas si elle est allée au bout de son idée, mais elle s’est quand même lancée depuis dans une autre littérature que celle destinée aux enfants.
Née à Newark dans le New Jersey, « sans doute la ville la plus moche de tous les Etats-Unis » disait-elle, Ruth se considérait comme faisant partie de la « Bande des quatre » avec Stephen Crane, Philip Roth et Paul Auster, nés aussi dans la même ville. Aucun rapport, mais Rebecca m’a dit un jour en plaisantant que sa mère avait arrêté son analyse parce que son psy, qui ressemblait à Freud, était mort.
Lors d’un autre dîner, je l’ai un peu offusqué involontairement en la complimentant sur son collier composé de boutons de couture. « Il est très beau » lui ai-je dis, « c’est toi qui l’as fait ? ». « Nooo, je l’ai acheté chez Chanel… », m’as-t-elle répondu. J’étais un peu confus.
Nous avons eu quelques conversations à la volée dans le couloir sur un écrivain que nous aimions tous les deux (avec Roth), Isaac Bashevi Singer. Elle m’en avait conseillé la lecture, je lui ai montré les quelques livres que je possédais de lui dans ma bibliothèque et la conversation suivit naturellement son cours. Je croisais Ruth dans le couloir le soir comme on croise une cousine aimée en peignoir dans une réunion de famille quelque part dans un hôtel, en toute désinvolture, familièrement. Bonne soirée… Good night…
Une délicieuse odeur de cuisine flottait souvent dans les étages. Parfums mêlés de fleurs d’oranger, d’épices ou de Kasha etc. (Je comprends maintenant pourquoi le perroquet descendait au quatrième.) Mais il n’y avait pas que les parfums mêlés de fleurs d’oranger, d’épices ou de Kasha, il y avait aussi les sons. Les exercices de violoncelle pour Esther et de piano pour Simon qui traversaient les cloisons. J’aime la musique à ce point que n’importe quel accordage d’orchestre ou autres est en soi une œuvre. Entendre des enfants jouer faux, mais progresser pas à pas, est aussi un immense plaisir esthétique. Ils s’épanouiront dans leur art s’ils persévèrent.
Un jour, leur porte étant restée ouverte, je surpris Rebecca en train de danser joyeusement avec le petit Simon sur de la musique Klezmer. Un autre jour, j’entendis à travers la porte la musique d’une flûte traversière qu’elle jouait pour elle-même, du moins, le croyait-elle.
Il y avait aussi certains soir des concerts de piano donnés dans l’intimité familiale, en accord profond avec ma mélomanie chronique. Du coq à l’âne, un aiguiseur de couteaux ambulant (peut-être le dernier au monde) passait une fois par mois dans notre cours poussant trois vocalises proches du Yodels suisse pour se signaler. Je n’ai jamais vu quelqu’un descendre.
J’ai le sentiment d’avoir vécu 12 ans rue du Sentier dans une ambiance juive « Little Europa ». Des échanges sur l’art, la littérature, ou sur les choses banals du quotidien, se croisaient en toute simplicité, de façon familière, sans snobisme. Etre au contact de la famille M. cultivée et joyeuse a été pour moi une expérience déterminante. Un autre monde s’est révélé et je n’ai pas rêvé.