Rue du Sentier (3)

En face de ma fenêtre à gauche, il y avait deux sœurs : Hawa* et Meryem qui habitaient avec leur frère Aylan, Turcs, la vingtaine tous les trois. Ils vivaient dans 15m carrés et travaillaient dans un atelier chinois probablement clandestin du côté de la rue d’Aboukir.

Ils étaient arrêtés régulièrement par la Police, conduits à la Préfecture de Paris, incarcérés, puis relâchés au bout de deux ou trois nuits, ce qui était devenu une routine dont ils rigolaient bien, moi moins. Leurs parents habitaient au centre de la Turquie. Nous avons sympathisé car elles étaient souvent à leur fenêtre pour faire sécher leur linge pendant que j’arrosais mes géraniums.

Ne parlant presque pas français, nous communiquions quand même avec le peu de mots qu’elles connaissaient, des signes, des sourires. Après quelques années de connivences en face à face fenêtre, Hawa m’amenait une fois par semaine des spécialités turques (Koftes, etc.) repas qu’elle avait cuisiné, assorties de pâtisseries typiques. Ils me recevaient chez eux, je les recevais chez moi. Je les ai aidé à obtenir la nationalité française, en vain.

Dans ces années-là, la rue du Sentier était paisible, une sorte de havre de paix pris en étau entre l’agitation des grands boulevards et celle du quartier des Halles. Aucun restaurant à signaler, excepté un fast-food casher rue des Jeuneurs où personne ne venait pour jeuner. Aucun bar, sinon je l’aurais su. La prospérité de l’industrie textile (notamment roubaisienne) qui faisait vivre le quartier était déjà bien loin.

Des grands journaux des 19ème et 20ème siècle, il ne restait que les enseignes, sauf le Figaro. Et ce n’était pas non plus l’ambiance textile d’un Shtetel telle que l’a si bien décrit le réalisateur Juif polonais Wojciech Has dans son chef-d’œuvre injustement oublié, La Clepsydre (1973).

De cette époque, il ne restait plus que quelques boutiques saturées de rouleaux de tissus entassés dans des petits entrepôts comme dans mon immeuble. J’ai toujours apprécié ce grand calme, ce vide même, car il n’y avait pas beaucoup de piétons non plus, en plein cœur de Paris, c’était rare.

Grâce à mes voisins Claude et Rebecca, j’ai eu la chance de rencontrer Soizic* et son mari Bohuslav Dvorcek*, un compositeur né à Prague. Il avait quitté la République Tchèque pour prendre un peu l’air en France, à savoir, tomber amoureux d’une altiste, sœur de Julie la mère de Théodule, épouse de David (voir rue du sentier 2). Le passionné de musique que je suis ne pouvait rêver mieux d’une telle rencontre.

Bohuslav avait filmé son père pendant quelques années à son insu et me demandait s’il pouvait monter son film chez moi. Je lui appris les rudiments de « Final cut », un logiciel de montage. Il a écrit dans l’édition de son DVD : « Il me paraît important de dire que ce que nous regardons-là à travers la caméra ne fut vraiment filmé que sur la base d’impulsions soudaines et fortuites. Je ne ressentais pas le besoin d’agir ainsi, je n’avais nul dessein, nul objectif, nulle nécessité. »

Bref, il était chez moi comme chez lui. Il poursuit :
« Tout cela fut tourné comme le fruit d’une joie et d’une spontanéité heureuse. Je n’étais pas non plus pressé par le temps, sans nulle obligation de terminer quelque chose avec une date précise. Ce n’est que plus tard, en 2006-2007, qu’en examinant le matériel tourné, je me dis : « Papa ne sera pas ici éternellement… Tu as déjà les prises de vues, alors assemblent-les ! » Mes enfants avaient quatre, cinq ans. Alors, je ne connaissais pas encore les programmes informatiques de montage. Un ami parisien, Olivier, m’a aidé en me donnant accès à son ordinateur et en mettant son appartement à ma disposition »

Je me souviens de l’arrivée très surprenante de Bohuslav chez moi pour le montage. Nous avions fait connaissance amicalement lors de concerts. J’avais écouté et aimé certaines de ses œuvres, en particulier Luminarium entendue en concert avec Rebecca. Son beau-père Gwen Armen jouait de la clarinette dans la partie solo. A peine entré dans mon salon, Bohuslav m’a parlé des accords de Munich et de la trahison française, mais sur un ton doux.

Surpris, (j’avais oublié cette tragédie depuis l’école), je n’ai rien su lui répondre. Il m’a demandé si j’étais juif, je lui ai répondu que non. Zdeněk, le père de Bohuslav, était un homme hors norme. Je comprends qu’il ait voulu l’enregistrer en sons et en images, même à son insu, geste courageux. Document rare, film extraordinaire. Le documentaire s’intitule « De ta vie » (Z tvého života) en référence au quatuor de Smetana.

Célèbre gastro-entérologue internationalement reconnu Zdeněk était le fils de Joseph, disciple de Rodin, ami de Antonín Dvořák et de Masarik, premier président de la République tchécoslovaque.

*J’ai changé les prénoms des personnes citées.

à propos de l'auteur
Documentariste français, auteur de quelques films sur des compositeurs comme Guillaume Dufay, Bohuslav Martinu, etc... ainsi que de deux essais l'un sur Mozart et l'autre sur Bob Dylan.
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