Rue du Sentier (2)

L’immeuble où j’emménageais ouvrait à la fois sur la rue du Sentier et sur la rue Saint Fiacre. J’ai toujours aimé cette possibilité de choisir entre l’une ou l’autre des portes pour sortir. Ça me faisait penser au narrateur de la Recherche du temps perdu flânant soit côté de chez Swann, soit du Côté de Guermantes.

Quoi qu’il en soit, l’une ou l’autre des portes allait ouvrir vers des chemins différents et je suivais l’inspiration du moment. L’immeuble avait ce charme d’une entreprise textile du XIXème siècle reconverti en logements, puis aujourd’hui en boutiques de luxe au rez de chaussée. Du côté de la rue Saint-Fiacre, une plaque indique sur la façade qu’il s’agissait de la société « Steinbach / Kochlin & Co. » Juste en dessous de l’inscription, un casque de Mercure est surmonté d’une étoile de David portée par deux guirlandes.

Du côté de la rue du Sentier, la porte donnait sur l’entreprise Vanoutryve, un des fleurons de l’industrie textile roubaisienne. L’immeuble conservait toutefois une activité de stockage pour les rouleaux de tissus qui trainaient un peu partout en vrac dans l’escalier en attendant d’être livrés. Il est arrivé que, pour descendre à pas rapides du 6ème étage, j’ai manqué plusieurs fois de trébucher sur l’un d’eux, ne les ayant pas vus dans la courbe de l’escalier. Mais je trouvais ce jeu d’obstacles tellement poétique et enfantin que j’ai fini par m’y habituer.

Cet appartement m’avait été recommandé par un ancien professeur d’économie du Lycée Saint Just à Lyon avec qui j’étais resté en contact. Son beau-fils en était le locataire et vivait seul ou presque avec un perroquet en liberté. Il déménageait sans doute pour quelques pays tropicaux plus adéquats au volatile et plus conformes à son désir d’exotisme. « Je t’ai laissé un matelas, » me dit-il en me remettant les clés. « Je m’en servais pour dormir à la belle étoile sur le toit. Il y a une lucarne dans le couloir qu’on ouvre facilement. Avec l’échelle du gardien l’accès est très simple. » L’idée était séduisante comme un oiseau multicolore. Mais très peu pour moi, l’apique des 6 étages m’aurait empêché de passer une nuit sereine sur un matelas, même sous les étoiles de Paris avec la Tour Eiffel dans le paysage. Ceci dit, il n’est jamais tombé, ni lui, ni son animal de compagnie qui avait plus de chance de s’en tirer en cas de chute.

Très vite, une sympathie de voisinage s’est installée avec Rebecca, Claude et leurs enfants Esther et Simon. Quelques mois après mon arrivée, ils m’invitèrent pour prendre un verre. En rencontrant pour la première fois Rebecca dans l’escalier j’ignorai qu’elle était juive. J’associais la rue du Sentier à un quartier juif, comme si j’avais habité rue des rosiers, mais Paris est une ville suffisamment cosmopolite pour ne pas coller des étiquettes à tout le monde en fonction d’un lieu. En sonnant chez eux, je vis la mezouzah et compris. La porte en acier peinte en bleu indiquait un ancien entrepôt ou un atelier transformé en appartement. Je les revois m’ouvrir en couple. L’entrée donnait directement sur une cuisine à l’américaine en face et sur le salon à gauche. Ce fût immédiatement pour moi un univers familier : la bibliothèque, la discothèque, l’ambiance… mais aussi un univers surprenant en raison de la présence d’un chandelier à 7 branches perché dans un coin, de lettres hébraïques dans certains tableaux accrochés aux murs. Esther et Simon étaient là, assis en pyjama sur un des deux canapés. Nous fîmes les présentations. Claude travaillait pour l’AFP, place de la Bourse à deux pas d’ici et Rebecca, normalienne, linguiste, travaillait dans un labo. Je déclinais mon identité : échappé du service militaire, potentiellement cinéaste.

Ils m’ont parlé entre autres de l’ancien locataire et du perroquet qu’ils voyaient fréquemment sur leur palier. La fâcheuse bestiole se baladait dans l’escalier (histoire de prendre l’air, en sifflant je suppose), laissant régulièrement quelques traces au sol que les concierges étaient obligés de nettoyer. Je posais des questions sur un tableau du salon d’un assez grand format aux couleurs vives, sans doute peint dans les années 70. Il représentait une famille dans un décor de lettre hébraïques jouant de la musique. « C’est ma mère Ruth qui l’a peint, » me répondit Rebecca.

Pendant quelques années, nous avons entretenu des relations de bon voisinage. Nous nous croisions quelques fois dans la rue, dans la cour, dans l’escalier, échangeant quelques mots à la volée. Il est même arrivé que nous ne nous croisions plus du tout pendant un certain temps, tourbillon de la vie parisienne oblige. Et puis un beau jour de 2005, toc, toc, toc…. Je n’attendais personne. J’ouvrais ma porte bleue, c’était Rebecca. Elle était venue pour me parler de son nouveau projet de recherche portant sur l’acquisition du langage chez les tout jeunes enfants, et souhaitait que je participe à leur labo de Normal’ sup comme « artiste invité » en réalisant des vidéos avec elle. Elle avait assisté avec Claude à l’avant-première de mon premier documentaire « Intérieurs ville » en 2003 à Cergy-Pontoise, sans doute le film lui avait plu. Comme chercheuse, Rebecca avait le projet de filmer ensemble Théodule, 3 mois, le fils d’un couple d’amis, David et Sophie. J’acceptais immédiatement. Dès lors, une fois par mois, nous nous rendions en métro ligne 3 dans l’ouest parisien pour un tournage à deux caméras. C’est à partir de là que, pendant 4 ans, la porte bleue du 4ème étage n’a pas cessé de s’ouvrir et la mienne aussi.

à propos de l'auteur
Documentariste français, auteur de quelques films sur des compositeurs comme Guillaume Dufay, Bohuslav Martinu, etc... ainsi que de deux essais l'un sur Mozart et l'autre sur Bob Dylan.
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