Royalisme et sionisme
Axel Tisserand, après une licence en philosophie à Nanterre, une maîtrise puis un DEA de philosophie sous la direction de Pierre Boutang à Paris-IV Sorbonne, une agrégation de lettres classiques, un doctorat, à l’Ecole pratique des Hautes études, sur les traités théologiques du philosophe et théologien latin Boèce (Vrin) a publié La voie capétienne, aux éditions de Flore, en 2022.
Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est l’empirisme organisateur de Charles Maurras ?
Axel Tisserand: Dans le déterminisme historique, les hommes ne font qu’apparemment l’histoire. Au contraire, Maurras appartient à une tradition qui préserve la liberté de l’homme dans l’histoire. C’est sur ce point, que Maurras se sépare de Comte, à l’intérieur même du chapitre « Les lois » de Mes Idées politiques, qui vise à établir, sous le patronage de Comte lui-même, l’existence de « lois précises, antérieures et supérieures aux volontés des hommes », et non à rechercher les lois du devenir des sociétés, recherche qui a donné des résultats « discutables, stériles », quand « la poursuite des constantes régulières et des lois statiques se montre certaine et féconde » (1). Comme disait Bainville, « nous aurons les conséquences » (2). C’est-à-dire que la physique politique permet de prévoir les conséquences des actions ou des décisions prises.
Comment, puisqu’il n’y a pas d’expérimentation possible ? « S’il est vrai […] que l’expérience politique, au sens strict, est pure observation historique et échappe à l’expérimentation proprement dite, c’est-à-dire, et cela va sans dire, à l’expérience du cabinet de chimie, il est vrai aussi que cette large et claire expérience du passé épanche sur le théoricien politique un rayon de lumière (3). »
L’empirisme organisateur obéit donc à un double mouvement, d’induction à partir des faits donnés par l’expérience, et ces faits devenus des données, de déduction des causes et conséquences à partir d’eux. « La déduction est en ce cas la suite naturelle des inductions bien faites. (4) » Il « recueille, ajoute Boutang, dans la nature historique et politique — dans les “idéologies”, aussi — ce qui ressemble aux plus heureuses chances de la nature “physique” ou vivante. (5)» – En sociologie et en politique, la déduction, lorsqu’elle part de données exactes et qu’elle se poursuit dans la juste mesure, donne les mêmes résultats heureux… Les données exactes naissent d’une induction bien faite, et donc faite avec jugement et discernement, suivant les règles des sciences de l’observation et de l’expérience (6). »
Il est dès lors possible de voir dans l’Histoire universelle un « laboratoire », où « l’homme est tout à la fois le sujet et l’objet de l’expérience » (7). Tel est cet empirisme organisateur, défini comme « la mise à profit des bonheurs du passé en vue de l’avenir que tout esprit bien né souhaite à son pays (8) », et qui s’occupe « des lois suivant lesquelles se présentent certains faits, qui ont coutume de ne point surgir séparément (9)» — des lois de l’état des sociétés et non de leur dynamisme : rien ne dit qu’il existe un sens de l’histoire et « les trois états de Comte, arbitraire illusion (10)» n’est pas ce que Maurras a retenu de celui-ci. « Nous parlons de la science des sociétés, telle qu’elle se fait, non seulement avec la contribution des sciences voisines, comme la biologie, mais surtout par la mise en ordre des connaissances historiques, économiques, psychologiques et morales (11) » — pour Maurras, comme pour Aristote, la politique est science architectonique. Et il peut évoquer une « doctrine née d’un dévouement complet aux intérêts de la patrie, mais soumise au contrôle de tous les principes du juste et du vrai. (12) »
Comment définiriez-vous la philosophie de Pierre Boutang, qui fut l’ami du philosophe chrétien Gabriel Marcel puis du philologue George Steiner ?
Axel Tisserand: « C’est chez Maurras, confiera-t-il, dans une brochure pour le septième centenaire de saint Louis, que j’ai, enfant, appris la royauté. Une royauté qui serait pour “notre temps”, moderne même […] c’est-à-dire justement pour un temps dur, dont la France ne devait pas être la victime. » Mais il chercha à trouver d’autres fondements à son engagement que ceux qu’il avait reçus de l’Action française. C’est qu’il veut concilier démarche politique et foi chrétienne, ce que ne pouvait faire Maurras, agnostique. Toutefois, Boutang lui rend justice en rappelant dans son Maurras que celui-ci a prouvé « que le premier acte fondateur de l’Intelligence doit être le discernement du spirituel et du politique, la reconnaissance de leur réciproque dépendance — ici la fin et là une condition nécessaire — et en pratique leur alliance dans l’Idée et la Personne du Roi » (13).
Disons pour simplifier que petit à petit, ce n’est plus à la figure de Louis XIV mais à celle de saint Louis qu’il se réfère : il a la volonté de rattacher la monarchie française à la tradition biblique — le lys y est le symbole de l’élection, du choix de l’être aimé. C’est pourquoi il a voulu que la couverture de son ouvrage Reprendre le pouvoir soit illustrée de la tête d’un roi de l’Ancien Testament — une des têtes des statues décapitées à la Révolution retrouvées peu de temps auparavant dans la crypte de Notre-Dame de Paris. Il a donc la volonté de fonder le recours au roi et plus largement la légitimité du pouvoir politique sur la transcendance. Au fond, ce qu’il regrette, c’est que la monarchie de Maurras « n[e fût] pas habitée par saint Louis, ni par le Pauvre d’Assise ». Ou pas suffisamment, car il atténuera plus tard ce jugement.
Pour lui, l’idéal monarchique doit être fondé sur le sentiment royaliste : « Royaliste, c’est le plus pur, c’est l’ancien, c’est le sentiment profond. Monarchie c’est l’appel aux raisons abstraites les plus schématiques et quasi mathématiques » : il convient de se rattacher au « concret royal ». Ce que Jeanne d’Arc a compris : « l’essentiel c’est le roi. L’erreur apparente du détour vers Reims se justifie, en fait, par la nécessité de magnifier l’énergie représentée par le roi grâce au sacre ». Où Boutang retrouve la politique de Jeanne d’Arc, décryptée par Maurras. Comme il le dira encore dans une formule lapidaire d’une grande densité philosophique : « Un royaliste sait que le roi est une réalité effective, une personne. » Le principe et son incarnation ne font qu’un. « En ce sens, poursuit-il encore, il n’y a pas de royalisme, car il ne se veut pas une force [partisane], et il n’est pas une opinion. Il y a le roi, et il y a des royalistes, qui ne sont pas fidèles au “royalisme”, mais au roi […] La seule force des royalistes, c’est que le roi ne meurt pas » (14).
Quel fut le rôle de Pierre Boutang dans l’introduction, en France, de la pensée d’Heidegger, de Politique considérée comme un souci (1948) à l’Ontologie du secret (1973) ?
Axel Tisserand: Je vous renvoie à ce texte de George Steiner, sur ce point, de son livre Les Logocrates.
(NDLR: Heidegger ne différencie pas le secret du mystère. Les « paroles fondamentales » de la philosophie abritent l’origine et portent son versant secret, toujours oublié et dont la reconstitution, une fois rétablie, rend à notre histoire sa clôture ; afin que la « question de l’être », enfin pensée comme question, puisse être abandonnée, pour s’engager dans la question de l’être comme histoire (Kehre) et de clore l’histoire (Ereignis). Le secret de Pierre Boutang n’existe que dans la limite, parait sans apparaitre, séparé mais se livrant à l’intérieur de cette séparation.)
Notes :
(1) Charles Maurras, Mes Idées politiques (MIP), Paris, Editions de Flore, 2022.
(2) in L’Action Française du 14 février 1928. Notons le titre de son maître-ouvrage de 1919 : « Les conséquences
politiques de la paix ».
(3) Ch.Maurras, MIP.
(4) Ibid.
(5) P. Boutang, Maurras, la destinée et l’œuvre.
(6) Dictionnaire politique et critique, article Fustel de Coulanges, tome II.
(7) Ch. Maurras, MIP.
(8) Ibid.
(9) Ibid.
(10) Ch. Maurras, Chemin de Paradis, Avant-Propos.
(11) La Gazette de France, du 11 février 1902
(12) Ch. Maurras, Le Bienheureux Pie X.
(13) P. Boutang, Maurras, la destinée et l’œuvre.
(14) Entretien à NAF Hebdo.