Robert Capa, photographe éthique

Le photographe Robert Capa pendant la guerre civile en Espagne, mai 1937. Crédit : Gerda Taro.
Le photographe Robert Capa pendant la guerre civile en Espagne, mai 1937. Crédit : Gerda Taro.

Métier étrange que le métier de photo-reporter. « Artistes-soldats », qui ne tirent ni ne mitraillent pas moins que les autres, mais dont les armes-appareils photo au contraire immortalisent les gens, leurs visages, leurs gestes, « dans des images qui resteront toujours avec nous », pour reprendre les mots du poète Haïm Gouri dans le catalogue de l’exposition du musée de Tel Aviv en 1988. Cette définition est parfaite à plus d’un titre.

D’abord, pour Robert Capa à tout le moins, dont les photos saisissent cet instant d’immense solitude de l’homme pris dans la tourmente de la guerre, elle est tout à fait juste.

Mais cette définition est parfaite aussi pour une autre raison. Par les temps bizarres que nous vivons, alors que d’aucuns prétendent refuser le savoir dès lors qu’il provient, de près ou de loin, d’un certain pays à la petite étoile bleue, ceux-là ont sans doute arrêté de lire sitôt qu’ils ont lu le mot Tel Aviv et on ne peut que se réjouir de ce filtre à bon compte des imbéciles.

L’histoire, note Yuval Noah Harari dans « Sapiens », a été écrite par un très petit nombre de personnes. Il est toujours impressionnant de constater les interactions improbables qui unissent ce si petit nombre d’hommes qui ont fait l’histoire, comme autant de trajectoires croisées.

Ainsi Robert Capa, qui a spiralé l’histoire du monde en vrai héros émouvant et romantique. Né Endre Friedmann en 1913 à Budapest, ce beau jeune homme dut fuir la Hongrie en 1931, parce qu’il était antifasciste, puis l’Allemagne en 1933 parce qu’il était Juif. Arrivé à Paris, il y rencontra, parmi ceux qui allaient devenir les grands noms de la photographie du XXème siècle, Gerta Pohorylle, son chat botté personnel, une jeune allemande rousse délurée et dégourdie qui se retrouvait là comme lui pour fuir le nazisme et qui lui dit : Nous ne vendons pas nos photos ? qu’à cela ne tienne, nous n’avons qu’à dire qu’elles ne sont pas de nous, mais de notre maître, le grand photographe américain… Comment donc, tiens, Robert, comme Robert Taylor et… Comment dit-on requin en hongrois? Capa ? Voilà, magnifique, et en plus, ça rime avec marquis de Carabas, mais j’avoue que cette dernière théorie est de moi.

L’idée était une idée de génie. Les rédactions s’arrachèrent les clichés du grand Robert Capa et en août 1936, les deux envoyés spéciaux amoureux partirent en Espagne pour couvrir la guerre civile aux côtés des combattants républicains. Leurs portraits si humains de femmes et d’hommes déterminés à lutter pour leur liberté leur ouvrirent aussitôt les pages des grandes rédactions du monde.

Mais Endre devenait célèbre et Gerta pas encore. Robert Capa, leur nom commun, avait vite collé à la peau du beau Hongrois. Quand Gerta le comprit (très vite), elle changea son prénom Gerta en Gerda et se chercha un nom pour elle toute seule. Ce fut Taro, je ne sais pas pourquoi, mais j’aime à penser que la belle carte d’alliance des amants du jeu de tarot ne fut pas étrangère à son choix. Je voudrais croire aussi que les deux Dupondt interchangeables de Tintin sont à l’origine du Gerda/Gerta, mais j’avoue ne pas être sûre que dans l’album Le Lotus bleu paru en 1936, les deux Dupondt ne s’appelaient pas encore X33 et X33 bis…

En conséquence de quoi, à l’été 1937, au lieu de rentrer à Paris avec son compagnon, Gerda Taro décida de faire cavalier seul et de rester encore un peu en Espagne pour couvrir sous son seul nom le bombardement de Valence.

Le 25 juillet, lors du siège de Madrid, elle fut mortellement blessée dans une collision avec un char républicain et seulement inquiète que ses Leica, cadeaux d’Endre, ne soient pas cassés, elle mourut le lendemain, devenant ainsi le premier reporter de guerre femme à mourir dans l’exercice de ses fonctions. Elle n’avait que 26 ans.

Pendant l’enterrement, la famille s’en prit violemment à Robert Capa qui pleurait derrière le cercueil mais l’avait laissée toute seule en Espagne.

Capa commença alors à fuir de guerre en guerre, toujours plus loin, flirtant avec la mort en se rapprochant des combats. « Si la photographie n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas assez près ». Toujours plus près. Armé de ses seuls objectifs, il mit en image la désespérance des hommes et ses images marquèrent le siècle.

« Mort d’un soldat républicain », ce milicien qui s’envole fauché par une balle en 1936 symbolise la guerre d’Espagne et la tristesse inouïe qui voile tous les conflits, ; un défenseur de la Chine , la photo de cet enfant chinois habillé en militaire qui fit la couverture de Life en 1938 symbolise pour toujours l’instrumentalisation des enfants lors de toutes les guerres… Un grand soldat américain accroupi devant un berger sicilien qui lui indique son chemin en 42, au-delà du débarquement de Sicile, c’est le petit vieux faible du vieux continent qui montre la route au grand jeune fort du nouveau monde…

En juin 44, Capa obtint le droit de participer au débarquement à Omaha Beach. On raconte que pour contrer sa peur dans cet enfer, il avait vissé son appareil sur son œil et ne regarda plus qu’au travers de son viseur en photographiant sans cesse, s’offrant une sorte de recul, comme pour mettre un champ supplémentaire entre l’horreur et lui. De la centaine de clichés pris ce jour-là ne restèrent, à la suite d’une maladresse de laboratoire, que onze photos, The Magnificent Eleven. Symboles de la folie des hommes. Symboles aussi du flou de l’émotion quand elle est vraie. Un photographe qui saisirait un instant d’effroi d’une main qui ne tremble pas devrait toujours interroger… Et la terrible photo de la Tondue de Chartres, marchant dans la foule avec son enfant dans les bras, vient nous rappeler que l’innocence trop souvent côtoie la honte.

Le 6 juin 45, au Ritz, Robert Capa le séducteur rencontra Ingrid Bergman et il emmena la belle actrice danser à Montmartre. Pour elle, qui le trouvait « merveilleux et cinglé », il devint photographe de mode, mais surtout s’ennuya à mourir à Hollywood pendant l’année que dura leur idylle. Alors qu’il était son photographe de plateau sur « Les Enchaînés », son couple improbable et sans doute son air renfrogné inspirèrent à Hitchcock « Fenêtre sur cour ».

Il fut l’ami de Steinbeck et de Hemingway, dont on dit que ses photos lui donnèrent matière à « Pour qui sonne le glas » pendant la guerre civile espagnole ; et je ne peux pas croire que Capa n’ait jamais raconté à ce dernier qu’il avait 6 doigts à une main à la naissance, et que ce fait soit totalement étranger à la fascination de Hemingway pour les chats polydactyles à 6 doigts dont une colonie peuple jusqu’à ce jour sa maison musée de Key West.

Avec David Seymour, Henri Cartier-Bresson, William Vandivert et George Rodger, Robert Capa fonda en 1947 la coopérative Magnum qui permet aux photographes de garder les droits sur leurs photos, et en 1948, il partit en Israël couvrir la guerre d’indépendance de ce pays neuf, agressé de toutes parts, en un temps oublié où on lui reconnaissait encore le droit de se défendre.

A l’été de cette même année, il rejoignit son ami Picasso à Vallauris pour réaliser pour lui d’extraordinaires photos de famille, avec cette photo si joyeuse, à mon sens la plus féministe du monde, de Francoise Gilot avec Picasso lui courant derrière avec son parasol, qui illustre si merveilleusement que quand la femme est solaire, l’homme ne peut pas lui faire de l’ombre. D’autant que le lumineux sourire de Françoise, celui de Pablo aussi, c’est à Capa qu’ils sont adressés, lui qui doit marcher à reculons en face d’eux ; et cette photo nous rappelle si besoin la présence subliminale du photographe dans chaque photo, dans le décor, dans la lumière, dans le regard de son sujet, il est toujours là.

Presque toujours là. Le 25 mai 1954, au Tonkin, un appareil photo dans chaque main alors qu’il était missionné par le magazine Life pour couvrir la guerre d’Indochine, c’est en marchant sur une mine que Robert Capa mourut, 17 ans après Gerda. C’était sa 7ème guerre. La guerre de trop, mais pas seulement, c’était aussi et surtout la première guerre où il ne parvenait pas à choisir son camp et « si, dans un conflit armé, vous ne pouvez pas prendre position, vous ne supportez pas ce qui se passe ».

Il avait quarante ans à peine, un appareil dans chaque main… Lui, dont tant de photos sont sujettes à tant d’enquêtes et de justifications, le milicien espagnol est-il bien mort dans la bataille ? Etait-ce bien lui ? Etait-ce la bataille ? Les clichés du débarquement perdus ont-ils existé ? Pourquoi les clichés restants sont-ils flous ? Capa ne serait-il pas plutôt resté moins longtemps sous la mitraille ? etc…

Lui, qu’on accuse aujourd’hui d’avoir sciemment évincé Gerda, ces justiciers-là feraient bien de consulter « Death in the Making » (1938), un livre photo de Gerda Taro et Robert Capa, le livre de leurs photos communes en Espagne que Bob publia après la mort de son amour et qu’il lui dédia, lui qui aimait tant les femmes et respectait tant la vie, je me demande ce qu’il penserait de certains prix remis cette année à un photographe embarqué dans le pick up des hystériques d’un pogrom, lesdits hystériques lui indiquant du doigt le cadrage à effectuer sur le corps de la beauté qu’ils viennent d’assassiner… avec le dernier vestige de l’éthique.

Il lèverait sans doute les yeux au ciel. Allumerait une cigarette. Et s’envolerait encore plus haut.

à propos de l'auteur
Elle a fait de la radio, de la presse écrite, beaucoup de dessins et des chroniques d’audience en France. Depuis 10 ans en Israël, elle enseigne et a même fini par ouvrir une galerie d’art (ce pays rend fou). Plus concrètement, elle est surtout la mère dépassée de trois merveilles de gosses et réussit très bien le clafoutis, le crumble et le tiramisu.
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