Révolte séfarade, mythes et réalités

Alors même que – tous les sondages l’attestent – la coalition issue des dernières élections les perdrait si les prochaines avaient lieu demain ; alors même que le bilan désastreux de sept mois de nouvelle gouvernance Netanyahou est devenu aveuglant (fractures exacerbées dans la société israélienne ; manifestations massives contre la fameuse « réforme judiciaire » ; fuite des capitaux et investissements en chute libre ; révolte inédite et grave d’une partie non négligeable des réservistes ; isolement diplomatique avec les critiques de plus en plus directes des alliés du pays, États-Unis mais aussi Union européenne ; les avocats du pouvoir ont émis plusieurs discours méritant chacun un article pour être démonté.
J’ai déjà évoqué ici certains « aboyeurs » et la violence de leurs propos, la filiation idéologique avec « l’alt-right » américaine et la vacuité de certains arguments (1) ; démontré, en comparant avec les équilibres des pouvoirs existant en France ou aux USA, le bluff de cette soi-disant « réforme judiciaire » qui aboutirait – si elle était poursuivie jusqu’au bout – à transformer Israël en « démocrature » comme en Hongrie (2, 3).
Mais il y a aussi une petite musique détestable : l’idée que « les Séfarades » (considérés comme un bloc homogène) se considèrent tous comme des opprimés par « l’élite ashkénaze », des opprimés que la « réforme » pourrait « libérer », tandis que ceux qui manifestent contre seraient animés par la volonté ignoble de les laisser dans leurs chaînes. Cette chanson-là est largement entendue chez nous : en effet, la France se distingue dans la Diaspora par un refus largement majoritaire de critiquer la coalition droite/extrême-droite/ultra-orthodoxes aux commandes à Jérusalem ; et ce refus doit beaucoup à l’identification faite, intuitivement, entre le pouvoir là-bas et une communauté organisée ici, à la fois de plus en plus religieuse et séfarade. Cette lecture purement ethnique de l’opposition entre les deux camps peut conduire à des propos ouvertement racistes. J’ai déjà évoqué (1) les propos caricaturaux du député Amsalem ; en plus violent, ce qu’a osé dire un militant en vue du Likoud au faciès patibulaire, Itzik Zarka (4) : « Ashkénazes, bande de putes, brûlez en enfer. » « Je suis fier des six millions qui ont été brûlés, je souhaite que six autres millions soient brûlés ».
Commençons d’abord par déconstruire l’axiome « Juifs orientaux = partisans de tout ce que fait le gouvernement ». Des centaines de milliers de manifestants ont depuis trente semaines battu le bitume dans les grandes villes ou sur les routes, et à qui pourrait-on faire croire qu’ils étaient tous des « élites ashkénazes » ? Jeunes et vieux, parfois venus en famille, en vérité représentant les classes moyennes ce qui explique leur nombre impressionnant, il était logique qu’ils se retrouvent surtout sur le boulevard Kaplan à Tel Aviv, métropole économique et au carrefour de tous les axes routiers. Certes, il y avait plus de monde à Haïfa ou dans des cités du Centre que dans les villes importantes du Sud comme Beer Sheva ou Ashdod ; mais c’était peu étonnant car c’est aussi là-bas que le Likoud et le parti orthodoxe séfarade Shas font leur plein de voix ; et cela, certes aussi parce que – il n’est pas question de le nier et je reviendrai sur l’historique de ce soutien – les « Mizrahim » (orientaux) sont majoritaires dans ces régions du pays dites « périphériques » ; ceci sans parler de villes « saintes » de la Galilée comme Tibériade ou Safed, et sans oublier les « moshavim » (villages agricoles) situés loin du centre et peuplés de nouveaux immigrants venus du monde musulman à partir des années 50.

Mais au-delà des manifestants, toujours plus nombreux contre que pour les soi-disant « réformes », la pire crise interne qu’ait vécu Israël en 75 ans a vu s’exprimer quasiment toutes les personnalités connues du pays. L’immense majorité – médias, médecins et scientifiques, juristes, universitaires, prix Nobel, anciens responsables sécuritaires, chefs d’entreprise, gouverneur présent et passé de la Banque Centrale -, ont tiré la sonnette d’alarme en disant que le pays faisait fausse route. Parmi eux, beaucoup étaient des enfants d’immigrants d’Afrique du Nord ou du Proche-Orient, comme le député d’opposition Gadi Eisenkot, premier chef d’état-major dont les parents étaient venus du Maroc. Ancien patron du Mossad, Tamir Pardo, dont le père venait de Turquie, vient de s’exprimer de manière très brutale, disant que « Netanyahou devrait être jugé s’il réalise sa refonte judiciaire » (5). Les parents de Yuval Noah Harari sont des juifs libanais ; professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et auteur de best-sellers internationalement reconnus, il a publié des tribunes qui ont galvanisé tous ceux qui se sont mobilisés depuis sept mois. Eynat Guez, de patronyme tunisien, est arrivée toute jeune en Israël avec sa famille originaire de France ; elle a fondé et dirige une start-up valorisée à plus de trois milliards de dollars (« Papaya Global ») ; et elle a très vite manifesté son inquiétude contre une possible justice arbitraire, étant la première grande entreprise à délocaliser une partie de ses capitaux. Portant aussi un patronyme tunisien, Menachem Mazuz, ancien procureur général et juge à la retraite de la Cour Suprême, a dit : « Si l’on porte atteinte à cette indépendance (de la Justice ndlr.), il ne nous reste plus rien. Nous nous retrouvons avec un système gouvernemental entièrement contrôlé par le gouvernement – une définition simple de la dictature » (6).
Dans le fond, quel est le point commun entre ces personnalités et tant d’autres ? Elles font partie des « élites », sélectionnées non pour leur origine mais pour leurs qualités ; elles vivent dans un monde réel, celui de la société civile, de la géopolitique ou de l’économie, et elles réalisent que juifs ou non nous vivons tous sur la même Planète : aux antipodes donc des religieux messianiques, des aigris rancuniers ou des ethnocentrés primaires.
Alors oui, le seul parti officiellement séfarade, le Shas, fait partie de la coalition ; on le sait, ce sont les « Orientaux » qui ont provoqué la bascule du pouvoir en 1977 avec la victoire de Menahem Begin. Écartés des instances dirigeantes du parti Travailliste pendant les premières décennies du pays, considérés avec condescendance au mieux, mépris raciste au pire, ces nouveaux immigrants estimaient avoir de bonnes raisons de se révolter. Mais on oublie d’autres éléments. D’abord la vraie révolte séfarade contre les discriminations que furent les manifestations des « Panthères noires » en 1971-1972, et qui portait un discours de justice sociale et très à gauche. Ensuite le fait que l’engagement militant dans les rangs du Likoud a surtout été le fait des originaires du Maroc, s’estimant particulièrement discriminés en étant dirigés vers des petites villes de la « périphérie », privées d’industries et de services ; des villes restées pauvres aujourd’hui encore, où les enfants ne pouvaient faire d’études supérieures ce qui engluait leurs communautés dans la pauvreté. Enfin, ils se sont sentis exclus aussi car – comment le nier ? – le projet sioniste a été porté par le judaïsme européen, celui qui dominait démographiquement avant la Shoah et qui voulait faire d’Israël un pays occidental, libéral pour les uns, socialiste pour les autres (ce dernier projet bien oublié aujourd’hui). Cet objectif n’avait rien de religieux ni de messianique, il s’est réalisé de manière pragmatique à force de travail au quotidien et de courage face à un monde arabe représentant longtemps une menace existentielle. Il était donc tout à fait logique que la direction du pays soit largement ashkénaze à ses débuts, mais tout à fait injuste que la contribution des « noirs » (les « Sh’horim » en hébreu) n’ait pas été reconnue ensuite, sans parler de vexations racistes dont beaucoup ont gardé les cicatrices. Et, selon Yehuda Shenhav – mentionné ici (7) – « c’est pour résorber un déficit d’identification à la culture juive israélienne que les populations orientales se sont montrées non seulement promptes à embrasser la cause nationaliste, mais aussi à « surjouer » leurs pratiques religieuses (…) réhabiliter la religion étant un moyen de protester contre l’establishment ashkénaze qui se définit comme laïc ». Plus tard, au milieu des années 80, apparut le parti Shas fondé sur le modèle des partis orthodoxes ashkénazes.
Évoquons pour finir une tribune remarquable publiée dans le « Haaretz » le 29 juillet (8), sous la signature d’Ariel David, chercheur en sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem. Pour lui, pour comprendre la genèse du « Coup d’Etat » tenté par la coalition au pouvoir on peut se référer au travail idéologique préparatoire du think tank Kohelet ; ou voir l’inspiration dans des pays devenus « illibéraux » comme la Pologne et la Hongrie ; mais cela ne suffit pas. L’argument principal mis en avant par le gouvernement est une supposée révolte d’une partie de la population, le « second Israël » se disant opprimé par « l’élite ashkénaze » : ce serait une lutte des classes à la fois ethnique et sociale.
Pour l’auteur ce discours remonte à loin : il a été écrit au moment de la fondation du Shas qui s’est imposé dans les villes pauvres de la périphérie, et les sermons entendus dans les synagogues là-bas ont eu une influence décisive. La première attaque frontale contre l’institution judiciaire a été faite par Rabbi Yehouda Azrad à partir de l’incarcération de leur leader Aryé Dery en 2002-2003. S’est construit alors le narratif d’une Justice responsable de persécutions injustes, narratif repris plus tard par Netanyahou au moment où ont commencé les enquêtes contre lui. Or, ce discours « ethnique » est maintenant largement entendu par les électorats du Likoud et de l’extrême-droite : avant selon l’auteur, le camp de la droite israélienne comprenait des éléments libéraux et même laïcs ; aujourd’hui ils ont été écartés et il s’est construit une vision « théo-ethno-nationaliste », considérant comme des ennemis les libéraux, les Arabes et les LGBT dénoncés comme une menace sur l’identité juive du pays.
Mais – et c’est la note optimiste en conclusion – tous les Séfarades ne soutiennent pas ce discours. Il s’est aussi constitué une nouvelle classe sociale parmi eux, ayant fait des études, vivant dans de nouveaux quartiers de leurs villes ou dans des cités à majorité ashkénazes. Ce qui les caractérise est une observation « modérée » de la religion, plus proche des traditions des Judaïsmes orientaux avant le mimétisme récent avec les ultra-orthodoxes ashkénazes ; ceux là – et il cite des enquêtes précises – n’ont pas voté et ne voteront pas pour le Shas ou pour un Likoud devenu « Shas bis » ; en résumé, ceux qui vivent leur religion comme un mode de vie non coercitif peuvent constituer un apport décisif aux « anti-réformes » ; et les classes moyennes, laïques ou pratiquantes non orthodoxes, ashkénazes comme séfarades, peuvent gagner ensemble contre ceux qui ont une perception anti-démocratique du judaïsme.
(1) : https://frblogs.timesofisrael.com/aboyeurs-alt-right-et-grosses-ficelles/
(2) : https://frblogs.timesofisrael.com/la-nomination-des-juges-en-israel/
(3) : https://frblogs.timesofisrael.com/israel-reforme-judiciaire-bluff-et-mensonges/
(4) : https://fr.timesofisrael.com/likud-un-militant-evince-pour-avoir-souhaite-la-mort-de-6-millions-de-manifestants/
(5) : https://fr.timesofisrael.com/pour-un-ex-chef-du-mossad-netanyahu-devrait-etre-juge-si-la-refonte-est-adoptee/
(6) : https://fr.timesofisrael.com/pour-lex-procureur-general-israel-risque-de-devenir-une-dictature/
(7) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Juifs_Mizrahim
(8) : https://www.haaretz.com/israel-news/2023-07-29/ty-article-magazine/.highlight/the-deep-roots-of-israels-judicial-coup-trace-back-to-shas/00000189-9bf4-d6a5-a3e9-dffdbc830000