Retour vers le futur

Difficile de rester jeune, commença le vieux professeur. En parfaite contradiction avec son allure toujours alerte et la malice toujours sensible de ses expressions.

Pas de coquetterie, professeur, intervint Jonathan, vos étudiants vous ont insufflé l’éternelle jeunesse.

Le personnage l’avait trop fasciné pour ne pas faire partager sa découverte. Cette vision, distanciée, large, de la situation israélienne. En faire profiter son groupe. Ils étaient donc, une nouvelle fois, tous assis, agenouillés, debout, en demi-cercle devant ce mandarin Druze de l’université de Haïfa. Par ailleurs très ancien étudiant en sociologie de l’université d’Aix-en-Provence.

Un sourire complice étira les rides du visage tanné. Je parlais plus d’Israël, justement, que de moi !

Maître renard de la dialectique, parcourant d’un regard amical la demie circonférence de l’assemblée, il développa sa démonstration. Vingt à trente ans de lumière du monde, puis trente à quarante années de « cygne noir ». Puis, récemment, douze mois de condamnation. L’élan sioniste initial subsiste, plus ou moins souterrain. Dû à sa nature quasi génétique. Mais étouffé par le nuage opaque d’une double opposition. Externe, locale et régionale, multicouches, culturelle, religieuse. Interne, par prédominance de luttes d’appartenance en lieu et place d’unification sur un projet.

Pause. « Un truc de prof », pensa Jonathan. « Histoire d’augmenter l’attention. Et ça marche ! »

L’interne pour commencer. Parce que c’est toujours l’élément le plus déterminant. Tout a bien commencé. La jeunesse, bien sûr. Dans la lutte immédiate, mais dans l’enthousiasme, la volonté, l’engagement, la solidarité. L’affirmation d’un peuple, d’un idéal, d’une force. Un projet spécifique d’une nouvelle nation. Le culte de l’innovation, du savoir, de l’efficacité. La vision d’une démocratie réelle, revigorée. Puis l’adolescence. Avec l’alternance politique. Normale en démocratie. Sauf que le vers était dans le fruit. La dictature de la majorité, juive en l’occurrence. Telle que Tocqueville l’a, en son temps, annoncée.

Je pourrai vous en parler ! dit-il en clin d’œil. Facilitée par la faiblesse d’une opposition divisée, léthargique. Amplifiée à leur profit par un homme, un clan. Enfonçant le clou du déséquilibre : laïcité / religion, exécutif / législatif / justice, majorité / minorité. Remplaçant l’effort d’unité derrière un projet, par la guerre liée aux diversités d’appartenance. Amenant à l’effacement des idées, créatrices, au bénéfice des idéologies, absolutistes. Conduisant au dictat religieux et fondamentaliste. Plus fondamentalement, minant la dimension morale juive de la nation israélienne.

Pause, encore. L’externe maintenant, comme promis ! De nouveau, la force de la jeunesse. Pour faire face aux vagues successives de dangers, d’attaques, le courage humain, le génie guerrier, l’art du renseignement, l’inventivité tactique. Et de nouveau, le temps passant, l’oubli de l’adage « la guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires ». Doublé par l’impéritie stratégique du politique. Créant une vacuité creusée par l’obsession sécuritaire personnalisée au détriment du collectif. Matérialisée par l’abandon du principe sacré du secours impératif des victimes, otages et morts. Dérivant dramatiquement dans une situation partielle mais réelle d’apartheid dans les territoires occupés par les religieux extrémistes. Phénomènes produisant un cercle vicieux guerre locale / antisémitisme mondial, aboutissant au retour de la charge ancestrale si commode faite aux Juifs de tout le mal du monde.

Pause. Jonathan profita pour s’y glisser. Professeur, donnez-leur votre interprétation planétaire du cataclysme du 7 octobre.

Le visage se ferma, la voix même devint plus lente, plus profonde. Bien entendu, il s’agit de l’expression la plus abyssale de la sauvagerie et de la haine humaine. Au-delà si possible de l’horreur et de la colère, il faut s’interroger. Sur la temporalité qui lie cette rupture du contrat de protection sécuritaire absolue entre le citoyen israélien et les responsables de l’État, au vacillement de l’architecture institutionnelle du monde.

À l’extension du populisme, à l’affirmation nihiliste à provoquer le chaos, à la volonté de violence, à la critique du contrat social, à la fracture de la politique / citoyenneté. L’abandon de l’effort de pensée devant l’infantilisation de la médiatisation, la destruction de l’état de droit. Dans un temps, justement, de développement exponentiel des connaissances, où les idéologies religieuses, fondamentalistes progressent malgré tout, subrepticement ou violemment.

Le 8 octobre est ainsi, à la fois le réveil fort et clair de l’unité, de l’engagement, de la conscience et de l’esprit initial israélien, et en même temps la mise en accusation de l’attaqué qui se défend, le début de l’abandon international au pire de la dérive antisémite et la confirmation de la dérive idéologique des institutions internationales, avec l’ONU en première de cordée.

Pause encore. Le regard s’éclaircit de nouveau, la voix reprit du tonus. La complicité se réinstalle.

Même pour un vieux prof, Druze de surcroît, la réponse à cette situation s’impose. Introduisons deux composants traditionnels de mon peuple millénaire. Morale et courage. Majorité juive et minorité arabe ensemble, quitter volontairement la lutte d’appartenances, émotionnelle, pour la porter sur la définition rationnelle de projets concurrentiels, aptes à traiter la situation externe et interne. Et une fois le choix démocratique effectué, mettre en œuvre, sportivement, dans l’unité, le projet vainqueur. C’est-à-dire, offrir un horizon au pays, contre vents et marées, sur des critères sains, efficacité, proximité, appuyés sur le socle liberté, égalité fraternité.

Cette fois, la pause devint silence prolongé. Que Jonathan, cette fois, s’empressa de ne pas troubler. Permettant à ce vieux renard de prof, de porter la dernière botte.

Israël doit se lancer dans la recherche de sa jeunesse perdue. Faire renaître de leurs cendres, projet et idéal des premiers temps. Revus et corrigés par l’expérience des échecs et des réussites des temps passés. Sortir des illusions des solutions prêt-à-porter et d’adapter au fur-et-à-mesure permanent.

Si vous le permettez, projeter vers le futur sa nouvelle jeunesse.

Pause. Et cette fois, applaudissements.

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
Comments