Retour au pays
Je rentre en Israël après un mois en Italie, France et Belgique.
Ce retour s’apparente fort à l’entrée dans une machine à laver au stade de l’essorage: manifestations de masse contre la revolution antidémocratique projetée par le gouvernement Netanyhaou; attentat à Tel-Aviv (aucun des leaders de la droite, toujours prompts à venir exciter la foule après un attentat quand ils ne sont pas au pouvoir, ne s’est présenté cette fois sur les lieux); rétablissement des relations entre l’Iran et l’Arabie Saoudite; suites du pogrom de Huwara, etc.
Je reviendrai sur tout cela un peu plus loin, mais d’abord, quelques mots sur mes rencontres européennes durant ces quatre semaines. Partout, quasiment à l’unanimité, l’incompréhension, la crainte devant le nouveau visage d’Israël, l’effroi devant l’arrivée au pouvoir de certaines figures qui, en France par exemple, seraient en prison ou auraient eu à payer de lourdes amendes pour incitation à la haine raciale. Une profonde gêne et une grande inquiétude quasi générales.
Dans une rencontre publique à Trévise (Italie), le 18 février dernier, où j’ai « planché » devant la plupart des présidents des sections locales des Amitiés Italie-Israël du Nord-est du pays (en gros, le triangle Venise-Udine-Trieste), il est apparu que très peu d’entre eux soutiennent la démarche de Netanyahou et de son clan.
La plupart d’entre eux, c’est caractéristique de l’Italie, ne sont pas juifs. C’est mûs par l’idéalisme, la proximité avec les Juifs, leur histoire tragique, leur culture et l’idée qu’il fallait rendre justice à notre peuple et mettre fin à son errance et à ses malheurs, qu’ils ont décidé d’adhérer au combat en faveur du sionisme et d’Israël. Ils ont fait jusqu’ici preuve d’un « légitimisme » à toute épreuve envers tous les gouvernements qui se sont succédé à Jérusalem, soit pour ne pas donner d’arguments aux antisionistes monomaniaques, soit car ils ne pensaient pas avoir en main toutes les données nécessaires pour s’exprimer.
Certains d’entre eux sont des « anciens », aux côtés d’Israël depuis des décennies. Ils n’ont rien gagné pour eux-mêmes à cet engagement, au contraire: certains, que je connais depuis longtemps, m’ont raconté dans le passé leurs disputes en famille ou sur leur lieu de travail sur la question moyen-orientale, ou avoir perdu des amis d’enfance pour ce même motif. Ils ont souvent pris des risques personnels, en s’exposant comme alliés d’un pays poursuivi par une haine souvent pathologique, mais leur conscience d’avoir fait « le bon choix » les console de tous ces aléas.
Aujourd’hui, ils ne comprennent pas et sont parfois incrédules devant l’abîme moral dans lequel risque de plonger bientôt ce pays auquel ils sont si attachés, et sa présente dérive autoritaire, raciste et cléricale. Certains feront sans doute quelques pas en arrière, sans quitter le bateau, certes, mais le coeur n’y sera plus. D’autres se feront entendre aux côtés de JCall, par exemple, une plateforme ouverte aussi aux amis non-juifs d’Israël. Ce sont tous des démocrates convaincus, tenant à la laïcité de l’Etat, et le souvenir de l’expérience fasciste qui a tant coûté à leur pays est très vivace en eux.
Cette stupéfaction, que j’ai rencontrée aussi chez les amis juifs avec qui j’ai parlé en France et en Belgique, a une source : l’autocensure de la plupart des médias juifs au long des années. Le nom d’Itamar Ben-Gvir, militant kahaniste de longue date, plusieurs fois condamné en justice, que Tsahal a refusé d’enrôler à ses 18 ans à cause de son casier juduciaire chargé, et aujourd’hui ministre de la Sécurité nationale (j’écris ceci et cela me paraît toujours incroyable, fou, surréaliste – merci monsieur Netanyahou, qui lui avez pavé la route vers la Knesset et le gouvernement), ce nom de Ben Gvir donc, était totalement inconnu de la plupart des Juifs et amis d’Israël en diaspora jusqu’à ces derniers temps.
De même celui de l’actuel ministre des Finances Bezalel Smotrich, condensé de suprématisme juif, de racisme (« séparer femmes juives et arabes dans les hôpitaux« ) et d’homophobie.
Or, Ben Gvir est une figure publique connue en Israël depuis près de 30 ans, quand il menaça la vie de Rabin, ni plus, ni moins, et Smotrich n’est pas non plus une figure nouvelle sur notre scène politique. Mais, probablement pour ne pas « nuire à l’image d’Israël », la plupart des médias juifs n’avaient au long des années pratiquement pas parlé de ces figures, de ce qu’elles représentent et depuis 2020 de leur alliance avec le Likoud.
Quand les dernières élections leur ont donné 14 sièges sur les 120 de la Knesset, le choc à l’étranger a donc été énorme; j’ai dû passer de longs moments, sur Zoom ou autrement, à expliquer de qui il s’agissait à des publics ou des interlocuteurs pourtant branchés en continu sur Israël. La plupart ont bien compris l’amère réalité: ces deux individus et leur parti, « Le sionisme religieux », font passer Mesdames Le Pen et Meloni pour des enfants de choeur, et celui qui les a légitimé, qui leur a ouvert les portes du pouvoir, n’est autre que Netanyahou en personne, désireux d’abord et avant tout de se créer une majorité qui puisse mener à l’annulation de son procès, et de satisfaire ensuite son insatiable et mégalomane appétit de pouvoir, un pouvoir à la Orban, avec son côté autoritaire et illibéral.
J’espère que ceux parmi les médias juifs qui se sont si longtemps autocensurés en tireront toutes les leçons.
Me voici donc de retour en Israël, et là, c’est à moi de reconnaître mon erreur. Je regarde ces centaines de milliers d’Israélien/nes descendus dans la rue avec une admiration sans bornes. J’avoue ne pas y avoir cru un instant. Le processus arrivé à maturation aux dernières élections s’est developpé, pas à pas, depuis de longues années. L’année 2015, avec la formation d’un gouvernement Netanyahou « débarrassé » de son centre-droit libéral (Lapid, Livni) et ancré dans une droite « dure », peut être tenue pour son point de départ.
Depuis lors, le camp démocratique et en grande majorité laïc n’a cessé de capituler, rongé par un inexplicable complexe d’infériorité, se soumettant plus souvent qu’à son tour au chantage au « patriotisme » de la droite et de son Grand Leader et au « judaïsme » des orthodoxes. Il a donné l’image d’un public vaincu, résigné, brisé.
Beaucoup de ses membres se sont repliés sur eux-mêmes, faisant une « yérida intérieure », c’est un peu mon cas, pour être sincère; d’autres, par milliers, sont partis, 20.000 à Berlin, 5-6.000, dont pas mal de familles, au Portugal, pour ne donner que deux exemples. Le public laïc ou religieux modéré, en particulier, ayant perdu confiance dans ses propres valeurs, et trahi par des dirigeants souvent incapables de répondre par un discours juif éclairé à l’obscurantisme et à l’intolérance du fondamentalisme orthodoxe, a enchaîné les concessions aux dirigeants de celui-ci, qui se sont senti pousser des ailes.
C’est ainsi, deux citations entre mille, que le député orthodoxe Itzhak Pindrus (« Judaïsme de la Torah ») a déclaré en 2022 que son rêve était de « faire exploser la Cour suprême« , et que tout récemment encore le quasi-inamovible président de la très importante Commission des Finances de la Knesset, le député Moshé Gafni, a dit: « Cela fait 34 ans que j’attends de faire tomber la Cour suprême » (lien en hébreu).
Je les comprends, soit dit en passant: la Cour suprême juge (en théorie, la pratique est souvent malheureusement moins nette) selon le principe universel d’égalité, horreur absolue pour nos cléricaux moyenâgeux qui ne peuvent accepter l’égalité des sexes, ou des minorités avec la majorité juive… L’égalité, c’est fondamental quand nous sommes une minorité parmi les nations, mais chez nous, vouloir l’appliquer, en particulier en justice, vous conduit droit au banc des « mauvais juifs », qui « veulent imposer des valeurs qui ne sont pas les nôtres », et « méprisent nos traditions ».
Un certain réveil s’était manifesté ces deux dernières années, avec les manifestations exigeant le départ de Netanyahou et les quatre élections successives, mais l’ampleur et la détermination de la révolte de l’Israël démocratique, libéral et humaniste, n’en restent pas moins inattendues pour moi, et source d’un fragile espoir que ce pays n’est pas encore définitivement tombé aux mains de forces qui ne pourront que le mener à la catastrophe.
Ceux qui doutaient encore du caractère malfaisant de cette coalition sont invités à considérer le cas du pogrome de Huwara. Après un attentat qui a coûté la vie à deux jeunes Israéliens le 26 février dernier, des centaines de colons (on parle de 400) ont décidé de se faire « justice » eux-mêmes, et ont attaqué cette localité palestinienne, brûlant maisons et biens et tuant une personne.
Il faudra encore établir comment l’armée, qui sait à peu près quand un Palestinien des Territoires éternue, n’a pas vu ce mouvement massif sur le terrain et/ou compris sa motivation. En tous cas, de nombreuses familles palestiniennes, prises au piège de leur maison en feu, n’ont eu la vie sauve qu’à la dernière minute. Ce fut un pogrome national-religieux en bonne et due forme.
Pour ajouter encore au crime, le ministre Smotrich (le revoilà) a déclaré qu’il faudrait « raser Huwara » avant de s’excuser, clairement à mes yeux pour des raisons tactiques. Un député de son parti a ajouté « Huwara brûlée, c’est ce que je veux voir« . Et Netanyahou ? Il a dit que la déclaration de Smotrich était « inappropriée« . « Inappropriée’, c’est tout ce qu’il a trouvé à dire. La gauche et le centre libéral ont commis bien des erreurs au long des années, certes, mais méritions-nous une telle punition ?
Nul ne peut dire, au moment où j’écris, comment tout cela finira, et en particulier quel sera le sort du compromis présenté par le président Herzog mercredi 15 mars, mais un immense acquis peut être déjà enregistré: le sionisme à visage humain s’est reveillé, crie sa foi et sa volonté de combattre, et semble prêt à le faire dans la durée.
Ce faisant, les centaines de milliers de protestataires prennent des risques physiques non-négligeables, qui accroissent encore l’admiration qu’on doit leur vouer. Leur courage est sans doute la dernière chance pour l’Israël qu’ont rêvé ses fondateurs, celui des valeurs de la Déclaration d’Indépendance, de ne pas tomber dans le gouffre au bord duquel il se trouve à cette heure.