Rester, partir ? Leçon d’histoire
Le rabbin Émile Ackermann expliquait récemment dans une tribune parue dans La Croix[1] pourquoi, selon lui, les Juifs de France peuvent encore trouver de bonnes raisons de « résister » à l’alyah et de rester fidèles à leur patrie malgré l’inquiétante montée de l’antisémitisme.
L’espoir donc resterait de mise, même si le gouvernement (démissionnaire) français vient d’annoncer que 837 actes antisémites ont été commis au cours du premier semestre 2024, soit un triplement depuis un an. Du jamais vu[2].
Cette même question de fidélité et d’espoir se posait déjà à un autre rabbin, Joseph Cohen, entre 1940 et 1944 alors qu’il avait en charge, à Bordeaux, la sécurité et l’avenir de 2000 familles juives qui attendaient beaucoup de ses conseils et de son réconfort.
Si lui-même a pu échapper aux nazis et aux camps de la mort, il n’en fut malheureusement pas le cas de beaucoup de ces familles victimes des rafles de l’été 1942 et des suivantes.
Non seulement il ne semble pas incongru de faire un tel parallèle, mais celui-ci s’impose à mes yeux dans un pareil contexte de danger imminent, alors qu’il ne fait plus aucun doute des intentions génocidaires des ennemis d’Israël, supporters du Hamas.
Émile Ackermann mise sur la « combativité des Juifs » qui trouveront toujours, dit-il, des alliés et des protecteurs. Rester malgré le danger c’est « ne pas laisser gagner les antisémites ». Fort bien. Mais si, à ses yeux, « La République ne nous a pas totalement abandonnés », il reconnaît que « nous ne savons pas qui nous déteste le moins ». Vraiment ?
Pense-t-il sérieusement, lorsqu’il dit : « Nous resterons, car nous n’allons pas laisser gagner les antisémites qui fantasment sur une France blanche, sans Juifs et sans minorités » ? Alors qu’il n’a pas un mot pour l’islamisme qui tue régulièrement des Juifs depuis 20 ans dans notre pays[3]. Pas un mot non plus pour la complicité de la gauche française qui ferme les yeux et se pince le nez pour se faire élire avec les voix de La France insoumise qui crache en toute occasion son venin anti-Juif.
Faut-il rappeler que seuls Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron ont refusé de se joindre à la grande marche contre l’antisémitisme en novembre 2023[4] ? Faut-il appeler cela une « association de bienfaiteurs » ?
Joseph Cohen, rabbin de Bordeaux
Revenons au rabbin de Bordeaux, Joseph Cohen (1876-1976), unanimement respectable et respecté qui avait, en son temps, le même volontarisme optimiste et confiant, malgré un avenir incertain, qui s’avéra tragique.
Avocat de formation originaire de Tunisie, c’est un Français blanc et patriote, ancien combattant de 1914-18, rabbin à Sétis en Algérie puis à Bayonne et enfin à Bordeaux en 1920.
Décoré de la Croix de guerre, il tire de son expérience d’aumônier des tranchées un dévouement sans faille pour l’autorité et la hiérarchie, « fier d’arborer sur la poitrine des titres de gloire obtenus au champ d’honneur »[5].
En 1940, il a 64 ans. Dans son « Journal d’un Rabbin », il se dit lui-même « humble médecin des âmes » […] qui voit dans la haine, « la première hérésie à combattre »[6].
C’est un rabbin exemplaire, très engagé auprès des pauvres de sa communauté, qu’il s’efforce d’intégrer chaque jour davantage à la nation française et à la vie locale de Bordeaux. « Instruit, cultivé, d’une remarquable intelligence », il milite « pour la paix, pour la fraternité, pour la laïcité […] attaché à l’amour du prochain et à faire le bien »[7].
Il a une conception universaliste et philosophique de la religion, exerce une judéité éclairante et humaniste, voit dans la simplicité « l’un des secrets de la pérennité du judaïsme et de ses institutions »[8].
Il pressent très tôt la catastrophe arriver ; évoque, de façon étonnamment prémonitoire, une « solution finale » promise aux Juifs ; qualifie le nazisme de « gangstérisme » face aux réquisitions et aux pillages.
Et pourtant. Rien n’entache son dévouement légaliste dans les heures sombres, malgré l’occupation allemande et la politique pétainiste des lois de juillet-août 1940 (1er statut des Juifs publié au J.O du 4 octobre).
Ses convictions l’emportent sur sa lucidité.
« Un maréchalisme optimiste »
Son « maréchalisme optimiste » voit trop longtemps dans Pétain « un bouclier, un recours possible »[9], malgré la multiplication d’interdits et d’humiliations à l’égard des Juifs, quels qu’ils soient d’ailleurs, étrangers d’abord, Juifs français ensuite.
Il s’impose à lui-même – et conseille à ses administrés – un dévouement sans faille à la France à laquelle il continue de croire. Il ne fait d’ailleurs que suivre à la lettre la stratégie loyaliste adoptée par la grande majorité des rabbins français dont beaucoup, ceux de Nancy, Nice, Marseille, Strasbourg, le paieront de leur vie[10].
Ce qu’il croit bien faire – améliorer la vie quotidienne de ses coreligionnaires – n’entrave jamais l’entreprise d’anéantissement en cours pour toute la communauté bordelaise. Arrestations et rafles se multiplient, mais le rabbin Cohen se soumet au second statut des Juifs, avec une obligation d’enregistrement pour tous dans le cadre de l’UGIF créé à cet effet[11].
Il obtient parfois des sursis, des exemptions, des dérogations de toutes sortes ; permet à certains d’échapper à quelques chefs d’inculpation ; apporte aux prisonniers du camp de Mérignac nourriture et colis autorisés ; mais sa coopération tactique de plus en plus inopérante se réduit à quelques protestations de pure forme, qui n’atténuent ni n’évitent en rien l’accélération de la répression allemande.
L’ étrange relation avec le maire collaborationniste de Bordeaux, Adrien Marquet, ancien ministre et député socialiste, pose question. Relation d’autant plus surprenante que Marquet, très proche des nazis, organisait des conférences pro-allemandes et des expositions comme « Le Juif et la France »[12]. Joseph Cohen a dû s’expliquer après la guerre de cette proximité incompréhensible[13].
Enfin, le nom du rabbin Cohen a été longuement évoqué au cours du procès Papon. Le 2 février 1998, le fils du rabbin, Michel Cohen, est auditionné par la cour pour dissiper malentendus ou équivoques. Il dément par exemple que son père ait été aidé par la préfecture de Bordeaux pour échapper à son arrestation comme le laisse entendre Maurice Papon. Il évoque pareillement les liens de son père avec Adrien Marquet, un « ami de 15 ans qui ne lui a jamais fermé sa porte »[14].
Maurice Papon a, d’autre part, soutenu que le rabbin serait en partie responsable, en juillet-août 1942 dans le cadre de ses missions de L’UGIF, de la « livraison » d’enfants juifs qui furent déportés. « Je ne peux pas accepter qu’on donne une version aussi odieuse des faits », a protesté le fils de Joseph Cohen[15].
Rafle du 10 janvier 1944
La fuite du rabbin le 17 décembre 1943 a entraîné de redoutables représailles allemandes, et des sanctions dont Joseph Cohen ne fit jamais commentaire.
Le 10 janvier 1944, la rafle SS de 335 personnes est suivie par leur emprisonnement dans la synagogue de Bordeaux. Ces familles juives sont ensuite transférées par le convoi n°67 de Drancy et Auschwitz. La synagogue est pillée et dévastée[16].
On ne peut qu’entendre le cri du coeur d’une survivante de cette rafle : « Il en a fait du propre le Grand-Rabbin ! Parce qu’il y en a beaucoup qui n’auraient pas été déportés … ». La lettre très dure écrite par Robert Brunschwig, professeur à la faculté de lettres, adressée au procureur général au procès d’Adrien Marquet est tout aussi accusatrice : « je dénie audit Grand-Rabbin le droit de parler au nom des Juifs de Bordeaux »[17].
Beaucoup de Juifs n’ont heureusement pas entendu les sollicitations du rabbin Cohen à rester et à espérer. Ils sont partis tout de suite, dès 1940. Ils ont fui et ont survécu. Ma propre mère, Rolande Rosine Hazan, et ses sœurs, enfants de commerçants juifs de la rue Sainte Catherine à Bordeaux, furent d’abord cachées dans un couvent dès le début de la guerre puis suivirent la fuite de leurs parents en Algérie. Ce qui leur sauva la vie.
La naïveté, le meilleur et le pire du judaïsme
Le rabbin Cohen a-t-il réellement perçu la réalité vraie de la déportation ? Ne s’est-il pas montré dramatiquement naïf face aux nombreux morts prévisibles, poussé par un engagement immédiat envers les victimes, l’empêchant sûrement de voir plus loin, et de saisir l’imminence du danger ? Y compris pour lui-même ? Conscient peut-être de cette erreur tragique, il ne « protesta jamais à la libération au sujet des contributions, de la préfecture comme de la police, à l’entreprise raciste d’anéantissement de la communauté dont il avait la garde »[18].
Mésestimer l’ennemi, minimiser son pouvoir de nuisance, par un excès de confiance en soi et de relativisme critique, peut s’avérer une terrible erreur. Tout rabbin porte en soi la parole du judaïsme. Le meilleur et le pire du judaïsme est peut-être là : croire obstinément en l’homme, en sa capacité d’amour et de compassion, en son sens inné d’évolution et de progrès. La haine est étrangère à l’esprit de la Torah, en concevoir toutes les nuances et subtilités perverses dépassait probablement l’entendement du rabbin Cohen.
Faut-il pour autant se résigner à ne pas entendre les leçons de l’histoire ?
Malheureusement, la France de 2024 laisse prospérer l’antisémitisme et la haine d’Israël, otage et complice d’un islamo-gauchisme aux portes du pouvoir. Aucun Français de souche, blanc et de droite patriote ne menace sérieusement les Juifs. Faire semblant de croire le contraire est un engagement idéologique aveugle, obstiné et dangereux. Pire, comme au temps de l’UGIF et du légalisme têtu des années 1940, c’est rester en toute conscience au service d’un État faible et soumis à une puissance étrangère, occulte et occupante, incapable de protéger son peuple.
Puisse l’exemple de Joseph Cohen, par ses engagements comme par ses erreurs, nous éclairer en ces nouveaux temps difficiles.
[1] « Restons ! » : réponse à un rabbin qui appelle les Juifs à quitter la France, tribune du rabbin Emile Ackermann, La Croix, 11 juillet 2024, « Rester ou partir, un dilemme même chez les rabbins de France» , TOI, 22 juillet 2024.
[2] « En 2023, le service de protection de la communauté juive (SPCJ) et le Ministère de l’Intérieur ont recensé 1676 actes antisémites. Près de 60% d’entre-eux portaient atteinte à des personnes et prenaient le plus souvent la forme de gestes et propos menaçants. Entre janvier et septembre 2023, la moyenne d’une quarantaine d’actes par mois a été recensée. Dès le 7 octobre, jour de l’attaque du Hamas en territoire israélien, ce chiffre explosait avec une augmentation de plus de 1000% ». Radiographie de l’antisémitisme en 2024, IFOP.
[3] Le 20 novembre 2003, un jeune parisien, Sébastien Sellam (23 ans), était sauvagement assassiné à coups de fourchette et de couteau par son voisin de palier qui disait après les faits « J’ai tué un Juif, j’irai au paradis ». Tribune juive, 9 octobre 2014.
[4] Le Monde, 13 novembre 2023.
[5] Michel Bergès, « Approche qualitative de la tentative d’anéantissement de la communauté juive de Bordeaux (1940-1944), l’engagement du Grand Rabbin Joseph Cohen (1876-1976) », novembre 2010, pages 16 et 17.
[6] Joseph Cohen, « Journal d’un rabbin. Extraits », Bordeaux 1967, p 58.
[7] Michel Bergès, op.cit. pages 11 et 14.
[8] Joseph Cohen, Journal d’un Rabbin, op.cit., pages 49-50.
[9] Michel Bergès, op.cit. page 36.
[10] « La vie juive est un appel constant au sacrifice » écrit à l’époque le Grand-Rabbin de France Isaïe Schwartz : « Subissez régulièrement les obligations qui vous sont faites par les lois, décrets, arrêtés et règlements du gouvernement français, en appelant dans votre conscience de la France contrainte et meurtrie d’aujourd’hui, à la France généreuse et libre de toujours. […] Vous n’en serez que meilleurs Israélites et meilleurs Français », cité par Maurice Rajfus, « Des Juifs dans la collaboration. L’UGIF, 1941-1944 », éditions EDI, 1980.
[11] « Serge Klarsfeld a rappelé le rôle primordial des secours distribués par l’UGIF qui ont permis la survie d’une partie des communautés juives. […] Face aux mesures antisémites, l’UGIF tente d’aménager des sanctuaires et de devenir un instrument de négociation et de régulation susceptible de réduire les effets de la persécution. », Michel Lafitte, Revue d’Histoire de la Shoah, 2006/2 (n°185), pages 45 à 64 dans L’UGIF, collaboration ou résistant ?
[12] L’exposition « Le Juif et la France » s’est tenue à l’hôtel de ville de Bordeaux du 30 mars au 18 avril 1942. Elle comprenait un cycle de conférences dont les thématiques antisémites se déclinent autour des questions du « complot juif » et de la nécessité d’exclure les Juifs de la vie publique et de l’État. La « Solution finale » décidée à Wansee le 20 janvier 1942 y est explicitement validée. Comment le rabbin Cohen a-t-il pu maintenir ses relations avec le maire Adrien Marquet après un tel événement ?
[13] Le témoignage du rabbin Cohen figure dans le dossier d’instruction de la Haute Cour de justice d’instruction contre Adrien Marquet, commission rogatoire du 24 avril 1945. On est surpris de la « simplicité candide » avec laquelle il évoque ces relations avec Adrien Marquet qu’il présente comme « bienveillantes et protectrices. » , Michel Bergès, op.cit. p.98.
[14] Libération, 3 février 1998.
[15] Michel Cohen-Colin, « Mon père Joseph Cohen, Grand Rabbin de Bordeaux de 1920 à 1975. Précisions et preuves apportées lors de ma déposition au procès Papon », sans lieu, septembre 1998.
[16] Du côté du box, on a souvent parlé de «la fuite du grand rabbin Cohen», organisée avec le concours de la préfecture. Le fils de Joseph Cohen parle plutôt d’« évasion», de «sauvetage», Libération, 3 février 1998, op.cit. Rapportée à l’audience, une déclaration de Maurice Papon en 1995 relatait une autre version, le grand rabbin aurait été « mis en sûreté par Maurice Sabatier (le préfet) et moi-même à l’archevêché de Bordeaux, qui l’a hébergé jusqu’à la fin de la guerre ». Maurice Papon affirme ensuite à l’audience de février 1998 : « Je ne me suis occupé de rien, je ne revendique rien, sinon d’avoir prévenu Maurice Sabatier des dangers que courait le grand rabbin ».
[17] « C’est ainsi que certains membres de la communauté israélite […], bouleversés et soupçonneux, s’abstiendront de tout engagement aux côtés de Joseph Cohen après la libération. » Michel Bergès, op.cit. pages 109-110, note 140.
[18] Michel Bergès, op.cit. p 105 à 108.