Responsable, pas coupable
Cette fois-ci, ils se faisaient face à trois. La longue avocate, venue raconter la fierté et l’angoisse d’avoir son fils en plein Gaza. Le vieux fermier de Galilée, lourd de toute son expérience. Et Jonathan, que les deux visitaient, pour tâter le terrain. Eux deux qui se sentaient aussi responsables, mais qui, comme le dit à sa manière, un peu brutale, le fermier, sans en faire un fromage.
Jonathan le prit naturellement à la blague. Il ne voulait pas « ouvrir son large bec et laisser tomber ce fromage », mais justement, il profitait de sa mise en retrait pour approfondir un peu cette idée de « responsable, pas coupable ». Sur l’incitation de ses deux amis inquisiteurs, tranquillement installés dans la douceur étrange de cet été indien israélien, il leur décrivit son tâtonnement intellectuel. Pas facile. Car il s’agit d’explorer l’obligation morale sans verser – et encore moins prétendre – dans la moralisation. En prenant en compte une certaine stratification de la recherche. Dans un temps nouveau où on peut tout savoir de tout. Ou encore, ne rien ignorer.
Une stratification qui s’impose d’elle-même quand on parcourt les méandres de sa propre responsabilité individuelle. Par rapport à la société, le monde dans lequel on vit. L’homme est un animal social. Même si, selon Jean-Jacques Rousseau, la société dévoie le bon sauvage que nous sommes originellement, chacun est responsable d’appliquer les règles de vie en société. Un sioniste d’anthologie doit accepter la radicalité des transformations de la nation qu’il a créée. Une mère doit accepter de voir son fils risquer l’ultime pour son pays. La situation se complique pour un franco-israélien, animal social bicéphale, qui doit gérer une double fidélité.
Il ne s’agit pas là, simplement, de bonne conscience citoyenne. Il s’agit de morale sociale pratique. Quand l’affrontement gauche/droite, nationaliste/libéral, laïc/religieux devient rupture, l’unité d’une nation est en péril. En Israël, comme aux États-Unis, comme en Europe.
Last but not least… La première responsabilité est celle vis-à-vis de nous-mêmes. Pascal nous l’a écrit, « la vraie morale se moque de la morale ». Éviter de se réfugier dans la « bonne conscience ». Éviter le Tartuffe. Le politique qui affiche ses larmes de crocodile pour des otages qu’il empêche de libérer. « L’injustifié » à la triste figure, qui affiche sa défense d’une justice qu’il s’applique à détruire. Se tenir à « l’impératif moral catégorique » que nous nous fixons. Au risque parfois de privilégier sa responsabilité personnelle par-dessus sa responsabilité civique. Une espèce d’objection de conscience élargie. Qui peut aussi libérer d’une dépendance addictive aux idéologies, politiques, religieuses.
Responsabilité personnelle, chacun se débrouille. Responsabilité sociale, tous patouillent. Je suis bien placée pour le savoir, l’interrompit l’avocate. Permettant, elle, sans le savoir, à Jonathan de dérouler le second tome de son exploration.
Effectivement, tous patouillent car tous savent tout sur tout. Comment jeter, maintenant, la pierre à ces Allemands qui « ne savaient pas » au temps de la Shoah. Quand dans ce temps présent de l’omniprésence des médias, des images, des réseaux, on peut prétendre ne pas savoir. Là encore, à tous niveaux.
Au plan mondial, 1,5 milliard d’enfants n’ont aucune protection sociale. 350 millions d’entre eux ont faim. En France la pauvreté concerne entre 10 et 20% des gens, selon les critères retenus. En Israël les taux sont de 20%, et d’un enfant sur quatre. Il est vrai que l’abstraction du chiffrage peut rendre la connaissance virtuelle. Comme il est vrai que le règne de l’instantanéité efface de l’esprit les malheurs vite dépassés.
Les drames du Soudan, de la Syrie d’avant, de l’Ukraine, ont disparu de la conscience collective. Comme la sélectivité des médias ne présente qu’une sélection de réalités. Les morts, blessés, déplacés, les ruines de Gaza et non pas le pogrom du 7 octobre 23, les 150 000 déplacés, les bombardements, les morts et les blessés israéliens, les otages, sur les télés du monde.
L’armée, les succès, les exploits des services secrets, le courage, les sacrifices et non les ruines de Gaza, les milliers d’enfants, de civils morts ou blessés, le dénuement, les exodes, les camps, sur les chaînes israéliennes. Comme la délégation au pouvoir politique éloigne de la possibilité d’action, transforme le citoyen en spectateur impuissant. Les manifestants du samedi, les parents d’otages multiplient leurs protestations sans influer réellement sur la comédie politique.
Toutes les raisons existent pour justifier l’indifférence. Même si elle n’est que le cache-sexe de la démission de la volonté de la responsabilité. Sociale bien entendu, mais personnelle, aussi et surtout.
Responsable et pas coupable ? interrogea le vieux sioniste.
Effectivement, c’est la grande tentation. Face à une réalité devenue trop grande pour mon ventre, alternative, virtualisée, la responsabilité se déshumanise, se reporte sur la masse informe des « tous », tous coupables. J’y ai, moi le citoyen, l’individu, ma part dans la responsabilité de tous, mais aucune dans la culpabilité qui en résulte. Celui qui met en cause mon manquement à ma conscience morale est un apostat.
Puisqu’on sait tout, vous connaissez sans doute l’histoire. De cet accusé d’avoir tué sa femme, conduit à la guillotine malgré ses dénégations, « Je ne suis pas coupable ». Sur le billot, la lame tombe… Et rebondit . L’homme se relève, brandit le poing et invective, « Je vous l’ai bien dit, je ne suis pas coupable ».
Et si nous en étions tous là ?