Requiem pour un keffieh

Ce qui se passe aujourd’hui dans la conscience et l’esprit de la rue arabe est plus tumultueux et tragique que ce qui s’est produit au lendemain des printemps arabes. La rue marocaine se trouve confrontée à une impasse. Bien qu’elle soutienne les décisions royales concernant les dossiers de politique étrangère, elle demeure hésitante face à l’accord tripartite.
Cet état de désespoir, de laisser-aller et d’incertitude est le terreau fertile de la construction de la haine identitaire et de l’élargissement du fossé entre la classe politique et la rue. Ce phénomène perdure en raison de l’avidité et du silence de l’élite intellectuelle et culturelle.
Les sociétés progressent en affrontant tout ce qui conduit à la division, c’est-à-dire en favorisant la diversité des opinions. Cependant, depuis les attaques du 7 octobre, la presse joyeuse des accords israélo-marocains semble avoir perdu la voix. Sous prétexte de ne pas nuire à la cause, ou de respect pour les victimes à Gaza, le débat est devenu impossible entre les différents acteurs sociaux marocains. Le « keffiyehgate » est le symptôme du problème.
Au lendemain de l’annonce de la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara et de l’euphorie des retrouvailles avec nos frères juifs marocains en Israël, il est indéniable de constater qu’aucun débat n’a eu lieu concernant la normalisation entre le Royaume du Maroc et l’État d’Israël.
L’absence de débats et de discussions ouvertes dans les médias marocains contribue à une incompréhension mutuelle entre les différents mouvements sociaux. Chacun avance ses propres interprétations sans les confronter à la diversité des perspectives et des opinions. Ainsi, les débats se déplacent vers les réseaux sociaux, où la polarisation entrave la recherche de consensus et encourage la surenchère idéologique. La compréhension mutuelle se trouve ainsi restreinte, ce qui peut inhiber la capacité de la société à s’adapter promptement aux décisions stratégiques du sommet de l’État.
Un récent rapport du Baromètre arabe révèle des résultats troublants du point de vue arabe : le sondage d’opinion indique une forte baisse du soutien populaire à la normalisation entre Israël et les États arabes, y compris le Maroc, passant de 31 % en 2022 à seulement 13 %.
Ce déclin marque un changement significatif au Maroc, qui bénéficiait auparavant de niveaux élevés de soutien à la normalisation par rapport à d’autres pays comme l’Égypte et la Jordanie. Il est attribué à la manière dont le monde arabe, y compris le Maroc, perçoit le conflit en cours à Gaza. Selon les résultats du sondage, la volatilité des appuis n’est pas surprenante, compte tenu de la faiblesse des débats parlementaires et médiatiques. De même, le non-respect des émotions de la rue marocaine mène intrinsèquement au rejet des décisions officielles.
Depuis octobre, des manifestations hebdomadaires ont lieu au Maroc en soutien aux Palestiniens, appelant généralement à la rupture des liens entre Israël et le Maroc, peu importe les conséquences diplomatiques et la perte des gains engendrés. Les médias marocains auraient dû saisir ces manifestations pour reprendre le débat et revigorer le message politique. Il est tout à fait normal que la rue marocaine agisse de cette manière. Le sentiment humaniste prend le dessus sur le sentiment nationaliste.
L’engagement actif des citoyens marocains contre les accords tripartites fut insignifiant et résiduel au lendemain de l’annonce. Cela s’explique principalement par l’effet de surprise et le battage médiatique entourant cette annonce. Cependant, au cours des mois suivants, le débat ouvert s’est concentré sur quelques arguments : le pragmatisme politique et les contraintes géopolitiques. Quelques voix ont tenté de mettre en avant certains bénéfices technologiques et économiques. En l’absence de débat libre, les citoyens se sont contenté d’une posture passive en politique et de rejet.
Le manque de diversité des opinions et d’échanges entre les différents acteurs de la politique marocaine a contribué à une incompréhension totale des motivations des autorités publiques à embrasser la voie de la paix avec l’État d’Israël, dans le cadre d’une stratégie globale de la nouvelle diplomatie marocaine, qui dépasse la simple considération de la cause palestinienne.
La rue marocaine, malgré toute sa diversité et son effervescence, déplace ses débats vers les réseaux sociaux, ce qui la rend vulnérable aux influences étrangères et à la désinformation organisée. La promotion de la diversité d’opinion favorisera une meilleure prise de décision des autorités publiques, qui sont toujours sous pression pour défendre les intérêts suprêmes de la nation. Cependant, il est regrettable de constater un affaiblissement de la vigueur du message politique et une certaine délégation volontaire du message de l’État aux organes de presse privés et influenceurs des médias sociaux.
L’intérêt d’ouvrir le débat ne se limite pas seulement à étayer les arguments. Il s’agit plutôt de réduire la grogne populaire, de déconstruire la propagande étrangère et de démystifier les relations que le royaume entretiendra avec Israël. Et, non, le royaume n’a pas juste normalisé avec la communauté juive marocaine vivant en Israël, comme déclarait un cinéaste dernièrement pour justifier l’accord tripartite. Le royaume n’a pas normalisé avec la personne de Netanyahu et n’a non plus pas normalisé pour contrer un pays voisin. L’État marocain a officialisé des relations diplomatiques avec un État membre des Nations Unies et reconnu. À ce jour, un total de 168 pays reconnaît Israël en tant qu’État souverain. Cela représente la vaste majorité des nations du monde. Bon nombre de ces mêmes États –148– reconnaissent l’État de la Palestine et œuvrent pour la solution des deux États.
Il est aussi regrettable de voir le maintien de la suspension des vols des compagnies aériennes israéliennes vers le Maroc cet été, et le gel des échanges culturels estudiantins entre les deux pays. Ceux-ci auraient pu permettre d’équilibrer la pression que vivent les universités pour cesser les collaborations académiques. À ce titre, bien que la situation ne le permette pas aujourd’hui, il faudrait néanmoins ouvrir la voie à des débats au sein des universités marocaines, et inclure les comités étudiants dans la prise de décision. Cela nous aurait sûrement évité la polémique entourant le keffieh et le doyen, qui, en passant, a failli à sa tâche de neutralité et à son rôle de bon père de famille envers ses étudiants.