Repenser la science
Traditionnellement, la science a progressé par l’intégration de nouvelles découvertes qui venaient compléter les connaissances existantes. L’essor des savoirs scientifiques et des réalisations technologiques s’inscrivait alors dans un même cadre cohérent. Cependant, les percées récentes de la physique quantique bousculent ce modèle : elles ne s’y intègrent pas aisément et imposent de repenser les fondements mêmes de notre compréhension du réel. Il devient nécessaire d’explorer de nouvelles significations, en marge de celles qui ont prévalu jusqu’ici.
La science classique nous rassure par sa permanence. Elle repose sur l’étude d’objets physiques accessibles à notre expérience sensible, sur des concepts abstraits mathématiques, et sur des opérations logiques rigoureuses. La nature nous apparaît sous forme de sensations continues, que nous interprétons à travers des modèles mathématiques. Lorsqu’une théorie parvient à anticiper les résultats expérimentaux, l’union entre expérience et formalisme semble scellée.
Cette science repose sur le principe de causalité : elle explique les phénomènes à partir de chaînes logiques déterministes. Les lois qui en résultent sont issues d’observations empiriques et de modélisations visant à saisir au plus près la réalité. L’expérience sensible, la raison logique et les outils mathématiques s’allient ainsi pour offrir une représentation cohérente de l’univers physique.
Dans ce paradigme, un phénomène est défini par des propriétés mesurables, indépendantes de l’observateur et du dispositif de mesure : la réalité existe, stable, en dehors de l’acte d’observation. Or, cette conception vole en éclats à l’échelle microscopique. Les phénomènes quantiques, par leur nature inaccessible directement, ne peuvent être saisis que par des instruments qui, paradoxalement, en modifient les résultats. L’acte même de mesurer influence le phénomène observé. Cette réalité remet en cause les fondements de la physique classique.
La rupture introduite par la physique quantique
Qu’est-ce qu’une loi physique ? Elle se veut universelle, indépendante du lieu, du temps, et fondamentalement invariante. La démarche scientifique suppose que l’on peut isoler un phénomène du reste de l’univers pour en comprendre les mécanismes. Toutefois, les découvertes récentes imposent une révision de ce postulat.
La physique moderne nous confronte à des principes inédits :
- Le principe d’incertitude de Heisenberg stipule qu’une mesure précise de la position d’une particule se fait au détriment de la précision sur sa vitesse. On ne peut parler que de probabilités.
- Le déterminisme laisse place à l’incertitude, devenue une composante essentielle du réel.
- Les entités quantiques présentent un comportement dual, tantôt onde, tantôt particule – deux descriptions contradictoires, mais complémentaires.
- Les particules peuvent exister dans plusieurs états simultanément (superposition), interagir instantanément à distance (intrication), et ne pas avoir de position définie avant l’observation.
- Toute théorie doit intégrer l’influence de l’observateur sur le phénomène observé : l’observation influe sur l’objet observé, remettant en cause les piliers de la physique classique où les propriétés d’un phénomène sont mesurables indépendamment de l’observateur et du dispositif utilisé.
- La relativité générale, quant à elle, bouleverse notre intuition du temps et de l’espace en les rendant relatifs et déformables. Elle montre aussi que matière et énergie sont convertibles. Pourtant, malgré leur validité, la relativité générale et la mécanique quantique restent incompatibles.
Une future « théorie du tout » devra parvenir à réconcilier ces visions opposées de l’univers. Ajoutons à cela les apports de Kurt Gödel, qui a montré qu’aucun système logique cohérent ne peut être à la fois complet et autosuffisant : toute théorie, aussi sophistiquée soit-elle, contiendra des zones d’ombre, des vérités indémontrables.
Le monde est-il rationnel ?
Postuler que le monde est rationnel, c’est croire qu’il obéit à des lois logiques accessibles à la raison humaine. Mais cette conviction est-elle fondée ? Ne sommes-nous pas conditionnés par des cadres mentaux hérités de la tradition scientifique, utile certes, mais peut-être trop réducteurs ?
Sommes-nous certains que la raison humaine reflète fidèlement la réalité ? Le monde est-il intrinsèquement rationnel ou le paraît-il parce que nous le pensons ainsi ? Tentons-nous de projeter du sens là où il n’y a que chaos ?
Devons-nous croire que la raison humaine révèle un ordre naturel, ou au contraire penser qu’elle structure subjectivement ce que nous percevons ? Et si la rationalité n’était qu’un outil limité, utile, mais incapable d’embrasser la totalité du réel, laissant de côté l’irrationnel, l’incertain ou le paradoxal ? Peut-on concevoir une forme de rationalité plus vaste, capable d’intégrer ce qui échappe aujourd’hui à nos logiques ?
La physique classique permet de prédire l’évolution d’un phénomène à partir de ses conditions initiales. Elle s’applique à l’échelle macroscopique, tandis que la physique quantique régit l’infiniment petit. Une théorie « macroscopique » n’a pas besoin de considérer les interactions à l’échelle microscopique. La matière y est modélisée comme un ensemble fini de corpuscules. Le véritable défi réside dans la délimitation précise des domaines de validité respectifs des représentations classiques et quantiques du réel, telles qu’élaborées par la physique classique et la physique quantique.
La physique statistique montre que des lois émergent de comportements microscopiques chaotiques. L’étude des systèmes dynamiques chaotiques a montré qu’une infime variation des conditions initiales peut engendrer des évolutions radicalement différentes. Le chaos peut générer un ordre inattendu.
Il faut donc penser autrement : envisager que la réalité ne préexiste pas à l’observation, qu’elle est relative à l’observateur, que l’incertitude est constitutive du réel. Peut-être que l’ordre émerge du désordre, ou que chaque possibilité quantique se réalise dans un univers parallèle.
Logiques alternatives et incertitude
Il s’agit d’accepter que certaines facettes du monde demeurent hors d’atteinte de notre raison, et que cette dernière ne soit qu’un prisme parmi d’autres. Peut-on concevoir une logique élargie, englobant les phénomènes réputés irrationnels, ou des formes de pensée capables de traiter l’indéterminé ?

Il serait alors pertinent de dépasser la logique binaire du « vrai » ou « faux ». La logique floue, initiée par Lotfi Zadeh, permet de pondérer les degrés de vérité : entre le oui et le non, il existe une gradation, utile à la prise de décision. Allons plus loin : imaginons une logique intégrant un troisième état, celui de la superposition, entre l’être et le non-être, reflétant le réel potentiel avant qu’il ne soit observé. Cette logique pourrait être basée sur l’état, le non-état, et un « état et non-état » qui représenterait la superposition des états possibles qui existent avant l’observation.
Cette logique plus souple serait peut-être mieux à même de saisir un monde où agencement et imprévisibilité aléatoire se conjuguent pour produire du sens.
Bertrand Russell écrivait :
Je pense que l’univers est fait de lambeaux et de sauts, qu’il n’y a ni unité, ni continuité, ni ordre, ni cohérence […].Ordre, unité, continuité : autant d’inventions humaines […].Mais, dans une large mesure, nous pouvons faire en sorte que ces inventions dominent notre monde humain.
Toujours est-il que la recherche des lois physiques qui émergent de l’interaction entre chaos et organisation constitue un défi qui mérite d’être soulevé : comment le sens se fraie-t-il un chemin à travers l’aléatoire ?
À la lumière de ces ruptures – épistémologiques, logiques et ontologiques – la science ne peut plus être considérée comme une accumulation linéaire de faits au sein d’un cadre stable. Elle devient plutôt une démarche évolutive, ouverte aux renversements conceptuels et au pluralisme cognitif. La révolution quantique, en révélant les limites des paradigmes classiques, ne signe pas l’échec de la raison, mais appelle à son renouveau. Elle nous invite à élargir nos architectures mentales, à intégrer l’incertitude non comme un manque, mais comme une composante d’une réalité dynamique et participative.
La science, loin d’être un système figé, devient une aventure intellectuelle ouverte, qui ne cesse de réinterroger ses propres fondements. Elle ne nous dit pas seulement ce que le monde est, mais aussi ce que nous sommes capables d’en penser. Il nous faut dès lors dépasser les dichotomies rigides et adopter une rationalité plus souple – capable d’englober l’ambiguïté, le paradoxe, l’émergence. L’entreprise scientifique, loin de rechercher des vérités immuables, devient l’exploration des conditions dans lesquelles le sens, la cohérence et l’intelligibilité peuvent émerger du tissu de l’inconnu.
Cette redéfinition du savoir s’incarne déjà dans certaines avancées technologiques récentes. L’essor de l’informatique quantique illustre de façon tangible, une rationalité nouvelle fondée non plus sur la certitude, mais sur l’exploitation du possible. Dans ces systèmes, le calcul repose sur des qubits qui ne se trouvent pas dans un état défini, mais dans une superposition d’états – un entrelacs de virtualités actualisé par l’observation : le réel, loin d’être donné une fois pour toutes, se constitue dans l’événement de l’observation et la puissance de calcul naît précisément de cette indétermination temporaire.
De même, la quête d’une théorie de la gravité quantique, visant à concilier la relativité générale et la mécanique quantique, suppose de repenser des notions aussi fondamentales que l’espace, le temps et la causalité.
L’intelligence artificielle, notamment l’apprentissage profond (deep learning), repose moins sur des règles logiques fixes que sur l’analyse de masses de données et l’extraction de régularités souvent non interprétables. Elle défie la rationalité classique : elle offre des réponses efficaces sans en expliciter les « raisons », brouillant la frontière entre connaissance, intuition statistique, et émergence algorithmique. Il s’agit en réalité d’une imitation de l’intelligence humaine, qui reproduit certains de ses résultats sans en mobiliser les ressorts cognitifs ou conscients. Aussi, le terme « intelligence artificielle » est trompeur, car il désigne une forme d’intelligence dénuée de conscience ; l’expression « pseudo-intelligence artificielle » serait sans doute plus juste.
Les frontières entre physique, logique et philosophie s’estompent et l’imaginaire scientifique rejoint les interrogations les plus profondes sur la nature du réel. Repenser la science, ce n’est donc pas seulement en réviser le contenu, c’est en réimaginer les fondements mêmes – et ainsi mieux comprendre le jeu mystérieux entre le monde et notre capacité à le penser.