Rachi, le pédagogue

Une Bible hébraïque vieille de mille ans, appelée le Pentateuque de Washington, a été dévoilée au public pour la première fois lors d'une exposition spéciale au Museum of the Bible, le 7 novembre 2019. (Autorisation)
Une Bible hébraïque vieille de mille ans, appelée le Pentateuque de Washington, a été dévoilée au public pour la première fois lors d'une exposition spéciale au Museum of the Bible, le 7 novembre 2019. (Autorisation)

Rachi compte sans doute parmi les plus éblouissants passeurs de la sagesse juive. Depuis mille ans, génération après génération, enfant après enfant, érudit après érudit, il initie avec brio nos esprits aux textes fondamentaux du judaïsme, pour notre plus grand bonheur.

Rachi n’est pas qu’un commentateur de génie, il est aussi un maître de la pédagogie. Tout dans son œuvre concourt à l’excellence de l’instruction, tout dans sa composition participe à l’art de la transmission. Son commentaire sur le Pentateuque destiné au débutant comme au savant, est une référence en la matière, et constitue un chef d’œuvre de l’approche éducative. Relevons pêle-mêle quelques principes fondamentaux qui structurent son travail :

  • Pour commencer, Rachi se fixe d’emblée l’objectif le plus ambitieux : il projette de TOUT expliquer dans son domaine. Ce principe directeur prévaut déjà dans le Talmud, et apparaît à la genèse de la vie. Dans le traité Nida 30b, il est en effet rapporté qu’un ange enseigne la Torah toute entière au fœtus lors de la période de gestation. Viser les cimes les plus hautes, ainsi convient-il d’éduquer. D’abord, il y a nécessité de le faire pour le résultat en soi, car même si l’atteinte n’est que partielle, la réalisation ne sera que plus belle, comparée à l’accomplissement d’un objectif moindre. Ensuite, briguer les sommets, c’est inciter le maître et les disciples à se dépasser, voire à se surpasser. Soulignons que la haute marche de la cible envisagée témoigne de la confiance du maître envers les capacités de ses élèves. Ces aptitudes seraient-elles pure fiction, qu’elles pourraient en fin de compte devenir réelles, ne serait-ce que par cette disposition positive de l’enseignant à leur égard. Mais cela fonctionne réciproquement aussi, du fait du crédit accordé certainement par les élèves à leur instructeur, quel que soit son niveau véridique, vu l’objectif absolu affiché.
  •  Vouloir TOUT expliquer, c’est vouloir tout transmettre. On pressent ici le devoir impérieux de Rachi de passer le flambeau à la génération suivante : faire de ses disciples des maîtres à leur tour. Instruction n’est pas subordination et savoir ne doit pas rimer avec pouvoir. Éduquer, n’est pas une fin en soi. Éduquer, c’est contribuer à l’émergence d’une potentialité, et cela prend fin après éclosion. Rachi s’inscrit dans l’idéal de la pédagogie juive, celle que le prophète Jérémie annonce de manière idyllique aux temps messianiques (Jérémie 31.33) : « Et ils n’auront plus besoin ni les uns ni les autres de s’instruire mutuellement en disant : ‘Reconnaissez Dieu !’, car tous me connaîtront, du plus petit au plus grand, déclare Dieu… ».
  • Le domaine que Rachi souhaite éclairer, c’est le sens premier du texte, en hébreu le Pchat. A plusieurs reprises, il le déclare. On sait qu’il envisage de TOUT expliquer du Pchat, car tantôt, il admet explicitement, de façon extraordinairement humble, ne pas savoir répondre, ce qui indique que partout ailleurs, il a pu s’y tenir, à l’exception de ces quelques fois. Après s’être fixé l’objectif le plus élevé, par nécessité pédagogique comme développé plus haut, Rachi reconnaît donc ses limites. La modestie de l’instructeur garantit honnêteté et authenticité en la matière. Plus encore, le Rabbi de Loubavitch, le maître qui a bouleversé l’approche de l’étude de Rachi en notre temps, fait observer qu’en signalant la difficulté, Rachi invite à s’interroger, jusqu’à éventuellement être en mesure d’apporter une réponse, à force de ténacité. Tout en rajoutant que ce n’est pas faire offense à Rachi que de le souligner, aussi grand soit-il. Le message d’encouragement à l’adresse de l’étudiant prend donc ici un aspect inouï. Avec l’assentiment de son maître, il est possible de parvenir là où lui-même n’a pas eu accès. Tous les espoirs sont permis.
  • Rachi ne pose jamais la question à laquelle il répond. Elle est toujours sous-entendue, sauf cas exceptionnel, lorsqu’il peut y avoir risque de confusion. L’étudiant doit lui-même s’interroger pour la retrouver. C’est là-même le prérequis à l’apprentissage. La question est le ferment de la réponse, et l’effort, le levain de la réflexion.
  • L’explication de Rachi vaut autant pour le débutant que le savant, et de surcroît, sans entrave mutuelle l’un pour l’autre, tout en les associant. Sa concision et sa précision font merveille. Elles éclairent l’enfant, et à la fois, inspirent l’expert. Toute étude commence avec Rachi, et en même temps, Rachi est assurément le commentateur le plus commenté parmi ses pairs. Tout en respectant la nature de chacun de ses élèves et en stimulant leur particularité, le pédagogue est un fédérateur, un harmonisateur. Il doit pouvoir trouver leur point commun et la voie qui les unit, c’est la condition pour bien enseigner.
  • Rachi s’adresse au petit comme au grand. Son message est pour tout public. Par principe, il n’y a pas d’exclusion dans l’instruction, à l’image de la révélation du Sinaï à toute la nation d’Israël.
  • Rachi emprunte le chemin le plus court, tant sur le fond que sur la forme. Aucun mot n’est inutile. Le message doit toujours être clair pour être perçu.
  • L’intervention de Rachi n’est pas systématique pour une œuvre qui se veut exhaustive dans la compréhension du Pchat. Par moment, on aimerait qu’il soit encore plus présent. Ces silences de Rachi sont sans doute une de ses facettes les plus fascinantes. Ils incarnent aussi des commentaires qu’il convient d’interpréter. La transmission se pare autant du manifeste que de l’implicite. Les deux modes d’expression sont inséparables, avec un subtil équilibre à maintenir en permanence, entre dire ou ne pas dire. Dans la pédagogie, le silence est à la parole ce que l’ombre est à la lumière dans la peinture.

Enfin pour conclure, dans Chem Haguédolim, le célèbre ouvrage biographique consacré aux grandes figures de l’histoire rabbinique, R. Haïm Yossef David Azoulay (1724 – 1806), ledit Hida, écrit que Rachi entreprit six-cent-treize jeûnes avant d’entamer son exégèse. Ces abstinences sont vraisemblablement une sorte de supplication suprême, bien-sûr à son niveau et pour son époque, néanmoins plus pour la nôtre. Toutefois, elles indiquent probablement avec force, l’enjeu immense que le maître champenois envisageait pour son œuvre. On apprend donc avec Rachi qu’un projet pédagogique, quels que soient les ingrédients, la qualité et le labeur qu’on y met, doit être mené en associant le divin, pour le couronner de succès et le faire réussir par la dimension de la prière sincère.

à propos de l'auteur
Daniel est spécialiste de Rachi et auteur d'un livre publié aux éditions Kehot "Cinq ans, savoir étudier le Commentaire de Rachi sur la Torah".
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