Qui a un visage ?
Pourquoi reprendre, compléter cet article sur le temps de la Transfiguration en cette année 2024 – 5784 où l’Orient chrétien célèbre la fête le 19 août comme à l’accoutumée ? C’est aussi, cette année la fête de Tou beAv 5784, le jour dit de l’amour mais qui a une autre signification, plus pragmatique, tissé d’intuitions et d’esprit pratique féminins.
Le père orthodoxe roumain Andrei Scrima fut un homme hors du commun en des temps de graves confusions de la période nazie, du communisme, où la foi, les religions présentes dans le pays, ont souvent glissé vers l’absurde, la haine, l’indécence. Il est arrivé que l’on confonde ritualisme et sainteté. Récemment, le patriarcat orthodoxe roumain a canonisé des prêtres (aucun laïc !) pour leur vaillance théologique ou leur témoignage. Les organisations juives – dont l’Institut Élie Wiesel – ont émis des doutes, voire critiqué certaines de ces canonisations. De nombreux nouveaux saints avaient eu des propos, des comportements que nous jugeons aujourd’hui « antisémites, anti-Juifs, anti-judaïque ». C’est oublier que dans le monde orthodoxe, cette langue fourche presque naturellement vers le rejet et l’ignorance du Juif, comme de la réalité prophétique d’Israël. Le père Andrei Scrima n’appartient pas à ce monde en lien avec la matrice sémitique de la foi.
Nous sommes dans un temps qui se déploie par définition :
- a) avant le temps chronologique,
- b) dans le temps ou le déroulement de ce que nous appelons l’histoire,
- c) et qui est lancé vers l’avenir comme dans des chars de feu, ou des visions préliminaires au dévoilement ultime.
Celui-ci n’était pas pour hier, ni sans doute pour aujourd’hui, pas même pour ce que nous appelons demain. Il est question du temps qui est au-delà de la mesure que notre intelligence ou nos instruments, nés des techniques, pourraient discerner.
Il est donc possible de poursuivre notre réflexion sur la mémoire du père Andrei Scrima auquel fut consacrée la première réunion, le 21 juillet 2021, à Stânceni, de la Fraternité Saint Élie. Nous pouvons le faire en ce jour de la fête de la Transfiguration célébrée le 19 août, au mont Thabor pour le patriarcat orthodoxe de Jérusalem selon le calendrier julien.
J’avais souligné l’importance de la relation au temps pour le père Andrei Scrima dans son approche théologique et dirait-on l’approche mentale de l’autre. Le temps affirme la dimension salvifique de la foi, le labeur réel auquel il soumet tout être doué de raison et désirant marcher devant la Face du Dieu vivant. Le verset « phare » de la Fraternité Saint Élie – bien « silencieusse en cette année de conflits généralisés – est précisément » « Tu es vivant, Seigneur, Dieu d’Israël, devant qui je me tiens – חַי-יְהוָה אֱלֹהֵי יִשְׂרָאֵל אֲשֶׁר עָמַדְתִּי לְפָנָיו » (1 Rois 17,1). Il fait écho à la prière souvent présente dans les synagogues du monde entier : « Sache devant Qui tu te tiens/ דע לפני מי אתה עומד ».
Se tenir, être debout et affirmer donc que la vie habite un lieu, un temps qui nous est imparti selon nos vocations individuelles. Elles peuvent ainsi s’incarner dans un face-à-face, un reflet du Vrai Maître du temps et de l’espace, des horloges dit-on parfois. Le père Andrei, comme les rescapés de son époque ont été happés par ce mystère profond d’un feu qui brûle sans blesser, qui vit sans connaître l’extinction, qui luit de jour comme de nuit comme un éclat d’éternité. Ce fut pour lui – comme pour tant d’autres de chrétiens de Roumanie – cet appel atypique à percevoir et vivre du temps imprimé en eux par le Buisson ardent (cf. Son ouvrage Timpul Rugului Aprins). L’incandescence a été vue, même si cela est fugitif dans la mémoire oculaire de l’âme qu’elle apaise (c’est le sens de hésychasme, Hésychia en grec veut dire « sieste »)…
D’emblée, le croyant est dans un face-à-face. La fête de la Transfiguration est celle d’un face-à-face d’une mini-fraction de temps. Jésus de Nazareth s’approche avec trois disciples, Pierre-Kapha, Jacques et Jean, et « Il fut transfiguré devant eux, sa face [prosopon] resplendit comme le soleil / καὶ μετεμορφώθη ἔμπροσθεν αὐτῶν, καὶ ἔλαμψε τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ ἥλιος. Ses vêtements devinrent blanc comme la lumière / τὰ δὲ ἱμάτια αὐτοῦ ἐγένετο λευκὰ ὡς τὸ φῶς ». (Matthieu 17, 2).
Le nom grec de « Μεταμορφωσης/Metamorphosis » indique un change de « contenance, de forme » qui touche autant sa personne (propopon, parshuna-parcuneh en araméen), sa face, c’est-à-dire ce que nous désignons en français moderne par « visage » et, en même temps, ses vêtement qui deviennent aussi blancs que la lumière. Nous sommes devant une théophanie aussi singulière et profonde que celle du Buisson ardent.

Tous les êtres humains ont un « visage ». On disait une face autrefois comme dans « face-à-face » ou le roumain « față » ou l’anglais « Face » qui peut désigner la face d’une montre. Le mot vient du latin « Facies » qui a pris un sens négatif en français. Il est d’abord question d’ « apparence, d’un look, d’une forme » et d’un aspect imposé à quelque chose d’animé ou inanimé. La racine est liée au verbe « facere – faire ».
L’allemand « Antlitz » vient d’un radical qui exprime la vue, la vision, ce que l’on voit comme apparence, dont on peut rapprocher le russe « Лицо\litzo = face, visage ». Ce qu’explique le grec « pro-sopon\πρόσωπον = apparence, vision d’avant, vers laquelle on tend ». C’est ainsi que le français « visage » (« vis » comme dans vis-à-vis en vieux-français) vient naturellement de « la vue ». Un visage caractérise une personne, une personnalité, avant tout dans sa dignité. « Perdre la face » vient curieusement du chinois « 丢脸 – Diūliǎn » (1835).
Le Christ a une personne divino-humaine, un visage d’homme, une dignité lumineuse, qui fut méprisé sans perdre la face au sens moderne.
Il nous faut pourtant aller plus avant dans ce que nous comprenons du « visage » du Messie tel qu’il est confessé par la foi chrétienne, en particulier monothéiste. Nous parlons de « La Sainte Face » qui est l’une des icônes les plus connues et les plus vénérées du visage même de Jésus reconnu comme Christ.
En hébreu, « panim/פנים » est un pluriel, d’un verbe « panah/פנה » = tourner (la tête, le visage) et la racine est liée à l’adverbe « pûnin/פונין = alternativement ». Le visage peut être perçu en alternance sur lui-même : une face qui s’exprime par la bouche, le nez, les yeux, les oreilles, le front et une autre face qui semble inerte et seulement couverte de cheveux, du cou, des lobes des oreilles – silence ! Il s’agit d’un pluriel qui n’est jamais (au) singulier car les deux faces ne sauraient exister en l’absence de l’une d’elles.
Pourtant les disciples ont vu le visage du Christ en lumière qui, par définition dans les langues sémitiques, inclut une face cachée ou inexpressive, pourtant indispensable. De même, le visage expressif (le « devant » selon nos traditions) est aussi « polymorphe, pluriel ». On pourrait presque dire que tout est dualité entre le visible et l’invisible, ce qui est exprimé ou sans expression. Curieusement, au contact des langues européennes, le yiddish « punim/פנים = visage » prend le pluriel : « punimer/פנימער » à la manière allemande, comme pour briser l’unicité qui s’exprime de manière complémentaire dans la dualité de l’être humain.
Il nous faut avancer dans le sens de ce que nous pouvons percevoir de cette « transfiguration ». L’hébreu moderne a choisi de parler de « hishtanut/השתנות = changement, transformation, devenir autre, voire réincarnation ». Il faut être prudent dans les mots, d’autant que nous n’avons que le récit écrit dans des langues multiples (grec, araméen, latin) sans support photographique ou vidéo. Le mot est magique ou pieux, voire totalement paganisé dans nos sociétés. De même que la compréhension du Buisson Ardent est ardue pour des personnes qui utilisent des piles à quartz, ou qui ne s’usent que si l’on s’en sert…
La prière juive du coucher inclut ce verset : « Begilgul zeh o b’gigul akher – בגילגול זה או בגילגול אחר/[pour quiconque m’a affligé] dans cette apparence ou dans telle autre » qui désigne la personne comme « crâne » habitée par une âme vivante. Golgotha (Lieu du Crâne en araméen), n’est pas un crâne porteur de visages statiques mais qui « roulent ». En hébreu moderne, « galgalim/גלגלים » sont les pneus et ont une sens pneumatique !
Le visage du Christ n’est pas statique. Il bouge, avance vers l’unité des êtres, des temps, des générations, dans une lumière qui, au Thabor, n’est qu’un flash de siècles compactés dans une vue eschatologique.
Il reste alors un dernier point linguistique. En araméen-syriaque, la fête de la Transfiguration s’appelle khulap/ ܚܘܠܦ . « weštaḥlap yešūᶜ qəḏāmayhon/ܘܶܐܫܬ݁ܰܚܠܰܦ݂ ܝܶܫܽܘܥ ܩܕ݂ܳܡܰܝܗܽܘܢ = Jésus fut transfiguré devant eux » (Mt 17, 2). Le terme employé n’est pas lié à « la face, le visage, la figure », mais directement au changement.
Il y a deux changements qui, dans les langues sémitiques, finissent par s’unir en une personne qui n’est que lumière, Jésus de Nazareth. La racine du mot « weshtahlap/ܩܐܫܬܚܠܦ = et Il fut transfiguré » se retrouve dans le mot « khalifah/חליפה » hébreu et araméen qui veut dire « changement, remplacement, en particulier en tant que vêtement ». C’est prendre une autre contenance. Ainsi, « khalifat khatan/חליפת חתן = le costume du marié », ou bien « Arishet panim shelo khalfah/ארשת פנים שלו חלפה = l’expression de son visage changea, passa ».
Nous pouvons souligner ici que le sémitique exprime que le visage comme les vêtement appartiennent au domaine du visible et de l’apparence, voire de la circonstance où ils sont vus, regardés. Comme à parité. Le visage de Jésus comme ses vêtements deviennent blancs comme la lumière.
Or, cela se passe « six jours après la fête ». Il y a clairement un rapprochement avec la fête eschatologique des tentes (Sukkot). Six jours après la confession de Pierre-Simon fils de Iona, Kapha (Caipha = « pierre »), en un jour qui semble bien avoir été le Jour des Expiations ou Yom HaKippurim. Nous sommes dans un momentum particulier où Simon le fils de Yona (cf. Ecclésiastique 50, 1) reprit le culte lors de la reconstruction du Temple à Jérusalem. L’apôtre porte le même nom que ce Grand-Prêtre comme « celui qui jugea Jésus… ». Il s’agit donc d’un temps eschatologique où n’apparaissent que deux « invités » : Moïse et le Prophète Élie.
Qui a reconnu qui, comment ? Les disciples voyant Moïse et Élie ont d’emblée proposé de construire des cabanes ! À la cathédrale orthodoxe russe de Biarritz, il y a une icône magnifique. Sa thématique est rare : elle réunit Jésus et divers saints qui ont vécu à différentes époques. Le tout orné d’un fond en or, signe d’éternité. Ici, en un très bref instant, la gloire lumineuse qui est habitée par le pardon divin couvre les disciples qui sont face contre terre. Et la nuée – au fond on se risquerait aujourd’hui à comparer cela à un « cloud » (un nuage digital ou une nuée, évidemment) – les assemble pour cette mémoire sans fin. Tous les ans, à la fête du Taborion/Transfiguration au Mont Thabor, les fidèles guettent, scrutent le ciel pour voir paraître ce nuage…
Pierre, Jacques et Jean étaient face contre terre – le « nez piqué en terre » suggère le syriaque. Et Jésus vient les toucher, peut-être ne s’est-il qu’approché d’eux.Il leur dit : « ἐγέρθητε καὶ μὴ φοβεῖσθε / Levez-vous, n’ayez pas peur ».
Au fond, nous partageons cette théophanie avec Saint Thomas, Dydymos, le Jumeau. Avoir foi sans avoir vu. Avoir foi alors que tout est aujourd’hui semble stockés dans des clouds off-shore, sait-on seulement où ils sont vraiment basés ? Et « N’ayez pas peur », une citation au hit-parade des citations d’hommes de la foi ou de versets anti-phobiques de la Bible et des Écritures.
N’ayez pas peur ? Mais de qui se moquerait-on ? Nous vivons dans des confessions religieuses underground, qui se cacheraient trop volontiers, se choisissent entre « élus, sélectionnés, éprouvés, confirmés de bon ton ». Dans tant de régions, le dialogue est suspect, les siens soupçonnent les leurs et les autres, et choisissent l’extérieur. Les jugements arbitraires sont légions. Et l’on fuit. Prendre la fuite, laissant courage ou foi authentique alors que « croire » en Dieu et Sa Présence relève du défi de voir au-delà de ce qui semble être.
L’Orient byzantin vient de célébrer – selon le calendrier julien – la Sainte Myrhophore Marie-Madeleine « égale-aux-apôtres » le 4 août/21 juillet. Elle a vu un homme dans la grotte, mais ne l’a pas reconnu. Un « jardinier » qui lui parle et l’appelle par son nom. C’est à ce moment qu’elle le voit, connaît Son visage, celui du Christ (cf. Cantique). Et elle devient ; elle est pour l’Eglise la première des apôtres de la résurrection, citée à tous les offices de la veille du Dimanche, Jour de la Résurrection. Elle l’est alors que chacun doutait qu’elle ait été dans ses esprits. Nous en sommes là dans nos craintes face aux guerre, aux meurtres, viols, pillages, violence, dépravations morales.
L’Eglise catholique commémorait le 4 août la fête de Saint Jean-Baptiste Vianney, le Curé d’Ars, village de la Bresse française (« Que c’est petit ! » s’écria-t-il en y arrivant). Saint Séraphim de Sarov et lui se connaissaient par échanges et ouïe-dire. Le Curé d’Ars avait dit cette parole : « Notre âme est emmaillotée dans notre corps ; comme un enfant dans ses langes : on ne lui voit que la figure ».
Et encore ! Est-ce si vrai ?
C’est ici que nous pouvons évoquer, une fois encore, la personnalité du père Andrei Scrima. Son itinéraire a pris son envol alors qu’il était bibliothécaire au patriarcat orthodoxe de Bucarest. Il fut très impressionné par la spiritualité hindoue du ministre indien de la culture. Il décida rapidement de se rendre à Bénarès et d’étudier les Upanishads. Et, comme cela fut souvent dit – parfois de manière critique – il pouvait autant réciter des prières byzantines que de vers des Upanishads, de la Bhaghavad Gîta, souvent en sanskrit.
Voici 79 ans, ce même jour de la fête de la Transfiguration, à 8h30, heure locale, la première bombe atomique fut lancée sur la ville japonaise d’Hiroshima. Le pilote envoya une sorte d’engin nouveau, nommé « Little Boy » comme « un chant de mort que je deviens, le destructeur des mondes ». Telles sont les paroles du texte de la Baghavad Gita (ch. 11, 32) que le savant J. Robert Oppenheimer avait lu en sanscrit alors qu’avec ses collègues, il faisait exploser la bombe atomique, le 16 juillet 1945. « Je suis devenu Temps et ma tâche, actuellement, est de détruire » déclara-t-il, toujours en sanscrit dans le lieu de l’essai qui portait le nom de « Trinity / Trinité ».

Il est à peine croyable que ces savants, venus de divers horizons judéo-chrétiens, aient pu décider de poser cet acte léthal au jour-même où les Églises célèbrent la métamorphose lumineuse qui mène à la vie dans la foi au Dieu vivant.
À Hiroshima, puis à Nagasaki, l’atome a fait imploser les corps, les âmes, les visages, les êtres. Certains continuent d’agoniser. Le Japon n’est pas proche. Il est si peu proche au fond qu’en cette année 2024, les autorités de la ville de Nagasaki n’ont pas invité les représentants israéliens aux commémorations de l’attaque atomique de 1945. Non, la Shoah ne compte pas quand un pays croit pouvoir s’arroger de juger le droit des Hommes. Un refus basé sur le nombre de victimes à Gaza… Qui ne tient alors plus compte de ce que fut le génocide nazi envers le peuple juif et tant d’autres.
Il est dur d’agir avec une vraie humanité, une vraie foi et regardant le visage singulier de tout être créé.
En ce sens, on peut revenir à la fête du Tou beAv, jour que l’on relie aujourd’hui à l’amour. En fait, les espions de Canaan avaient menti à Moïse à propos de la Terre des Promesses et étaient morts. Au bout de trente-huit ans passés dans le désert du Sinaï, leurs veuves ont cru bon de renouveler les générations ! Et elles ont demandé à Moïse d’avoir des maris, d’avoir de saines relations sexuelles et des bébés. Mieux encore, il fut alors décidé – treize siècles avant l’ère commune – que la tribu de Benjamin sera réintégrée au nombre des autres. Désormais, les mariages inter-tribaux devenaient autorisés et encouragés, ouvrant sur un sens de « l’universel » et non du « restrictif ». Une manière singulière de reconnaître, de droit en tout cas, tout visage humain. Cela reste aléatoire.
Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l’amour est fort comme la mort, la passion terrible comme le Shéol; ses traits sont des traits de feu, une flamme divine.
שִׂימֵנִי כַחוֹתָם עַל-לִבֶּךָ, כַּחוֹתָם עַל-זְרוֹעֶךָ–כִּי-עַזָּה כַמָּוֶת אַהֲבָה, קָשָׁה כִשְׁאוֹל קִנְאָה: רְשָׁפֶיהָ–רִשְׁפֵּי, אֵשׁ שַׁלְהֶבֶתְיָה.
(Shir HaSHirim/Cantique 8, 6).