Quelques poires pour la soif
Allez ! Cette fois-ci, on s’éclate. Que chacun y aille de son sujet de prédilection !
Jonathan l’avait senti. Par les temps de haute pression, il faisait bon soulever le couvercle. D’autant que, le temps maussade (ne pas confondre, pensa-t-il) les empêchait de se retrouver dans le large bar de la plage, et qu’il fallait donc se tasser dans la petite salle arrière de leur bistro favori.
Cafés, thés, bières, eaux pétillantes, distribués selon les humeurs ou les estomacs, ils se sentaient visiblement prêts à ce joyeux déballage de libres pensées. Il leur avait donné la règle du jeu. Faire court. Et comme souvent, ce fut le rondouillard mais nerveux comptable qui ouvrit le bal.
Il frappa fort d’entrée. Le plus grave qu’on puisse reprocher à Trump, ce n’est pas son style de hussard. Le plus grave est qu’il se trompe d’époque. On n’est plus dans le « it is the economy, stupid » de Clinton. On est dans le « it is the ecosystem, stupid« . Son « America first » est une Amérique super riche car super fermée. Alors que le monde est dans la super interdépendance. Totale. Économique, technologique, culturelle. Il conduit en marche arrière un monde qui avance supersoniquement ! – invention verbale qui compensait la gravité du diagnostic.
À droite, toute ! La toute blonde patronne d’un salon de coiffure embraya illico sur la dénonciation du décalage trumpiste. Par une autre dénonciation. Celle, dit-elle, moi – affreuse « gauchiste » – de la droitisation extrême de la société. La droitisation, après tout, il ne s’agirait que d’un coup de balancier normal. Mais extrême ! Flirtant avec le nationalisme aigu. Frôlant le racisme. Et, bien entendu, favorisant le réveil du vieil antisémitisme, à côté du nouveau.
Thématique reprise à la volée par le jeune étudiant en psychologie. Pour la raccorder au cancer du réarmement. Qui métastase. Le tsunami des incertitudes du monde provoque une vague énorme de réarmement. Les militaires parlent haut. Trop haut. Les roulements de tambours et les bombements de torses réapparaissent partout. Captant d’énormes ressources financières, technologiques, humaines, détournées de destinations vitales, éducation, recherche, santé, crises climatique, écologique.
Dans une société humaine Alzheimer qui oublie qu’aucune guerre n’est jamais gagnée, qu’elle ne fait que des perdants.
Se défendant de vouloir encore plus défoncer le moral du groupe, la brune avocate rajouta malgré tout sa propre couche. Le Congo RDC, ex Zaïre. Outre la perte de mémoire, la société humaine se montrait aussi aveugle. Six millions de morts. Il ne s’agit pas des morts de la Shoah. Mais des morts que l’incessante succession de guerres a provoquée dans le pays. Interventions du Rwanda voisin, pillage des richesses minières multiples, systématisme du viol, massacres ethniques… Mitterrand disait que la principale qualité d’un homme d’État est l’indifférence. Sans dire que c’est également le principal défaut des États.
Heureusement, dans cet océan de drames, il existe des icebergs d’humanité, protesta la rigide prof d’anglais. Le monde peu connu mais multiple, dense, actif, des associations.
Ce monde en mal de vivre est parsemé de groupements de femmes et d’hommes de bonne volonté, bénévoles, dévoués, engagés. Qui tissent quotidiennement, permanemment, une toile de solidarité, animation, assistance. Partout, pour tous. Additionnées aux ONG, toutes aussi remarquables. Plus visibles aussi. Ce qui les désignent à ces prédateurs politiques, économiques décrits précédemment. ONG qui ont besoin qu’on les défende du faisceau d’attaques financières qu’elles subissent, précisément maintenant.
Moi, ce serait plutôt Aïe, l’I.A. ! Le chauffeur de taxi, hochant le chef, expliqua que les trois-quarts de ses clients qui lui parlaient, évoquait d’abord l’intelligence artificielle. Sujet vedette. Qui l’avait amené à s’informer, à l’essayer. À comprendre qu’effectivement, il y avait matière à s’intéresser. Et à s’inquiéter. Un couteau suisse intellectuel qui permet de répondre à tout. Mais aussi qui pénètre partout. Qui, à force de tout faire, mieux et infiniment plus vite, risque de ne plus nous laisser faire grand-chose, nous autres. Comme conduire un taxi !
Permettez-moi d’être plus terre à terre, plus local, plaida alors le libraire, lunettes au bout du bout du nez. Plus urgent aussi. C’est vrai. La joie de voir revenir de l’enfer ces otages vivants. Le chagrin de recevoir les otages morts. Mais aussi l’urgence de retrouver les autres, ceux qui restent, vivants ou morts. Avant tout. Avant tous les sujets évoqués. Avant que le pire, la politique, la politique politicienne, la politique du pire, ne fassent passer derrière cette urgence première.
À son tour, Jonathan plaida le pardon du libraire, pour pénétrer, sans permission, sur son terrain. Car il reste toujours, et pour toujours, la littérature, la peinture, la musique. Le sport même. Qui ouvrent toujours une porte, pour chacun d’entre nous. Qui nous réunissent, en outre. Un monde de création qui nous prouve que depuis le temps que nous occupons cette terre, chaque époque a vu des nouvelles réponses à tous les nouveaux problèmes.
Hip hip hourra !! Ils ne tendirent pas le bras droit haut devant eux. Ils tapèrent des pieds sur le plancher et des mains sur la grande table.
Pour finir par se faire enguirlander par le propriétaire.