Quelles incidences des versions du sionisme sur les conflits dans la société israélienne ? (1 / 4)
Une question grave traverse le monde aujourd’hui, et notamment le monde juif : la souveraineté israélienne aurait-elle transformé l’éthique juive au point de faire apparaître les Israéliens comme un peuple n’ayant plus rien à voir avec les Juifs du judaïsme antique, ni avec ceux de l’exil ? Certains vont même jusqu’à affirmer que les Israéliens, et par extension les Juifs qui les soutiennent, auraient transformé leur ancien statut de Juifs opprimés, pour apparaître comme de nouveaux oppresseurs ! C’est une thèse pour le moins osée, mais qu’elle soit juste ou erronée, il convient de la traiter avec attention.
Pour l’aborder il nous faut savoir dans quelle mesure l’État d’Israël respecte ou non ce qu’il convient d’appeler l’éthique juive. Plus précisément, la question est de savoir comment l’éthique juive affecte les diverses expressions du sionisme en Israël et par là-même les comportements de l’État d’Israël et de ses citoyens. Mais d’abord pourquoi avoir choisi le sionisme pour traiter cette question ? La réponse est simple : parce que c’est le fondement même de l’État d’Israël.
C’est la doctrine qui a permis qu’un nouvel État naisse, soit reconnu par une résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU (résolution 181) le 29 novembre 1947, conduisant à un plan de partage du territoire sous mandat britannique en deux États distincts, l’un juif et l’autre arabe, partage refusé par le monde arabo-musulman dès la création de l’État d’Israël, d’où la guerre qui a suivi, déclenchée par un certain nombre de pays arabes voisins d’Israël.
Depuis cette date, de multiples événements sont survenus pendant les trois-quarts de siècle suivants. Nous ne les rappellerons pas ici, sinon pour dire qu’ils ont inclus des guerres, des incursions armées, des révoltes palestiniennes (intifada), la sortie unilatérale d’Israël de la bande de Gaza et la prise du pouvoir par le mouvement Hamas, l’occupation de territoires conquis par Israël après la guerre des six jours de 1967, les tentatives avortées du plan de paix connu sous le nom d’Accord d’Oslo, l’assassinat d’Itzhak Rabin par un suprématiste religieux en 1995, enfin le massacre du 7 octobre 2023 commis par le Hamas sur le territoire israélien, qui a entraîné la riposte d’Israël dans la bande de Gaza.
Mais ce qui est également important à noter, c’est que pendant ce laps de temps, la doctrine sioniste a elle-même connu des transformations notoires depuis la version originale, et l’hypothèse développée dans ce travail est qu’elles ont eu un impact important, aussi bien sur la société israélienne que sur les conflits dans lesquels Israël est engagé.
Quatre expressions du sionisme coexistent aujourd’hui, que nous nommerons en leur adjoignant un qualificatif qui les synthétise au mieux :
- le sionisme politique,
- le sionisme messianique,
- le sionisme diasporique,
- et le sionisme éthique.
Dans le sionisme politique, héritage de la conception initiale de Theodor Herzl, il s’agissait avant tout de générer un type de Juif nouveau pour favoriser le développement du nouveau pays. L’autonomie retrouvée, l’indépendance nationale, et la constitution d’une nouvelle personnalité israélienne, constituaient l’objectif principal. Même si la dimension religieuse n’était pas totalement absente, elle restait néanmoins au second plan.
Dans le sionisme religieux, allié à l’ultranationalisme pour former le sionisme messianique, il s’agit du renforcement de la religion et d’extension territoriale, censés tous deux accélérer la rédemption divine et l’advenue du messie.
Une troisième version, le sionisme diasporique, signe de manière surprenante, la disparition de l’État-nation, estimé coupable d’enfreindre la conscience juive élaborée depuis deux mille ans d’existence.
Enfin, quatrième version, le sionisme éthique, émane de personnalités religieuses qui ne trouvent leur compte dans aucune des versions précédentes du sionisme, et qui revisitent pour cela le sens véritable que revêt l’éthique juive dans le judaïsme, et notamment la place qu’elle devrait avoir dans l’État indépendant d’Israël.
On ne doit pas s’étonner de cette variété de conceptions du sionisme dans le judaïsme contemporain, au vu de la longue traversée historique du peuple juif, aussi bien dans l’antiquité, que durant les 2000 ans d’exil, où les Juifs ont dû constamment adapter leurs comportements au contexte historique et social dans lequel ils vivaient[1].
Mais ce qu’il faut bien voir c’est que pour de nombreux juifs, la création de l’État d’Israël n’est pas le point final de l’histoire du judaïsme, mais plus simplement l’étape au cours de laquelle la souveraineté nationale du peuple juif a été rétablie après une longue absence. Dès lors, la question cruciale est celle de savoir ce que l’éthique juive recommande aux Juifs d’Israël, une fois la souveraineté nationale restaurée. Autrement dit, comment penser, au nom même du judaïsme, la réalité contemporaine des Juifs en Israël, au milieu de guerres existentielles d’une grande intensité, avec une société apparemment très divisée ? C’est évidemment une question très difficile, et en même temps, inévitable, nous semble-t-il, car centrale pour le judaïsme contemporain.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous faut insister sur le fait que les conflits extérieurs et intérieurs, auxquels Israël est confronté aujourd’hui, sont d’une gravité inégalée, ce qui implique que non seulement l’unité nationale d’Israël, mais son existence même, sont menacées. Ces conflits se manifestent sur un double front.
D’abord, sur le front extérieur, Israël mène la guerre contre différents mouvements anti-israéliens, qui ont pour point commun d’être inféodés à la République Islamique d’Iran, qui refuse d’admettre l’existence même de l’État d’Israël[2].
Comment comprendre la persistance d’un tel rejet ? Est-ce en tant qu’État libéral et démocratique qu’Israël est rejeté par certains pays voisins du Proche-Orient, moins enclins à adopter les principes de la démocratie qu’ils observent à leurs portes ? Ou est-ce dû à une dimension dogmatique de la religion musulmane, que Jacques Tarnero pense percevoir dans la haine que ces mouvements éprouvent contre les Juifs :
Ne pas vouloir voir que la haine des Juifs est matricielle dans la lecture que le Hamas ou le Hezbollah ont fait de l’islam est une considérable erreur d’appréciation de leur idéologie. Elle est au cœur de la pensée islamiste et de ses épigones organisationnels. Le nazisme sans l’antisémitisme n’aurait été qu’un fascisme parmi d’autres[3].
Il ne s’agit pas pour nous de prendre position pour ou contre cette thèse, car quelle que soit l’explication, cela ne doit pas empêcher d’examiner la responsabilité israélienne vis-à-vis des Palestiniens. C’est d’autant plus important que la réponse d’Israël au pogrom réalisé par le Hamas le 7 octobre 2023 en territoire israélien, suscite un dénigrement moral de l’identité d’Israël, exprimé par divers citoyens de par le monde.
Plutôt que de chercher à comprendre les raisons de la riposte d’Israël aux attaques et bombardements incessants, ils se contentent, soit par idéologie, soit par paresse d’esprit, de prendre parti en faveur d’un camp contre l’autre. De sorte que, non seulement l’agression barbare du Hamas du 7 octobre 2023 semble presque oubliée un an après[4], ou encore interprétée comme faisant partie de la résistance armée du peuple palestinien, mais en plus, cette agression a entrainé deux graves phénomènes.
D’une part, la riposte militaire d’Israël à Gaza a fortement ravivé dans tout le Proche-Orient le conflit israélo-palestinien, à un niveau rarement atteint depuis la création de l’État en 1948. Une partie de l’opinion internationale considère que l’État d’Israël est aujourd’hui l’agresseur, alors qu’Israël n’a fait que réagir à l’agression qu’il a subie !
D’autre part, la vague de violences contre les Juifs dans les pays du monde libre a crû de manière vertigineuse après le pogrom du 7 octobre 2023. On aurait pu s’attendre à un mouvement d’empathie pour l’ensemble des victimes, aussi bien celles des atrocités du Hamas, que celles de la riposte israélienne à Gaza et au Liban. Cela aurait pu empêcher que l’antisémitisme ne renaisse de ses cendres.
Au lieu de cela, la barbarie de l’attaque du 7 octobre n’a eu que des effets négatifs.
La population palestinienne de Gaza, puis la population civile du Sud Liban en ont subi les pires conséquences. De son côté, la population israélienne a été non seulement ébranlée par le sentiment de perte de sécurité que l’intrusion du Hamas, et la complicité du Hezbollah qui a suivi, ont suscitée, mais elle vit dans une douleur extrême mais impuissante la situation des otages kidnappés lors du pogrom du 7 octobre, et non libérés à ce jour.
De plus, une vague d’antisémitisme, explicite et non plus implicite, prévaut un peu partout : les Juifs du monde entier subissent des agressions verbales et physiques, dont on pouvait espérer qu’après la Shoah, elles ne se répéteraient pas à un rythme aussi effréné.
Enfin, pour coiffer le tout, les sociétés du monde entier sont plongées dans un désarroi mental et émotionnel profond, certains de leurs citoyens ne trouvant rien de mieux que de défendre mordicus l’un ou l’autre des deux belligérants. Ils prennent parti, soit au nom d’une idéologie réductrice, soit au nom de positions doctrinales qui transforment la religion en haine de l’autre, ou encore au nom d’une compassion que l’on peut certes comprendre au vu du nombre de victimes des deux côtés, mais qui ne saurait tenir lieu d’argument justifié.
Ainsi, quelles que soient les raisons invoquées, les positions partisanes alimentent un peu partout un climat de haine, pour ne pas dire de violence et d’agression, alors que combattre la haine de l’autre devrait être la préoccupation première de chaque camp, ce qui n’est malheureusement pas ce qu’on observe.
Sur le front intérieur, un conflit aussi grave que les guerres auxquelles Israël est confronté, traverse la société israélienne. Il divise les citoyens juifs israéliens en quatre camps.
Le premier camp est celui des partisans d’une démocratie politique, qui se revendiquent d’un sionisme d’État, autre dénomination du sionisme politique, garant de l’indépendance et de l’unité nationale, en tirant parti aussi bien de la capacité d’innovation des citoyens que de la force militaire de l’armée.
Le deuxième camp est celui des partisans d’un fondamentalisme religieux, qui estiment que la création de l’État laïc d’Israël n’a été qu’une étape préalable, nécessaire à la constitution d’un véritable État juif, c’est-à-dire, selon eux, un État de droit divin. Ils pensent qu’Israël est dans un état de pré-rédemption divine, et se revendiquent d’un sionisme messianique.
Le troisième camp remet en cause l’idée même d’une nation indépendante, regroupant des Juifs de multiples origines, au nom des violations de l’ordre moral que feraient subir les Israéliens aux Palestiniens. Ce camp revendique pour cela un sionisme diasporique, c’est-à-dire une réunification des juifs autour des valeurs ancestrales du judaïsme, mais qui resteraient géographiquement dispersés entre plusieurs pays.
Enfin, le quatrième camp s’exprime au nom des valeurs de l’éthique juive. Ses partisans, ne trouvant leur compte ni dans le sionisme d’État, ni dans le sionisme religieux, dénoncent, au nom de l’éthique juive, trois types de déviations. La première se reflète dans l’hubris de pouvoir de l’État, fondé exclusivement sur la force militaire. La deuxième concerne les prétentions jugées infondées des sionistes religieux qui font passer leurs desiderata comme s’ils étaient ceux de Dieu. Enfin la troisième déviation concerne le comportement d’Israël à l’égard des populations arabes, qu’elles soient constituées de citoyens d’Israël, ou de citoyens des territoires conquis et occupés. Les partisans de ce quatrième camp se revendiquent d’un sionisme éthique, au sens que le judaïsme accorde à cette notion.
Enfin, il ne faut pas oublier une dernière variante, celle d’un antisionisme radical, qui se répand un peu partout, en voulant refouler les Juifs hors du territoire d’Israël (« de la rivière à la mer », proclame leur slogan). Cet antisionisme radical, que la République Islamique d’Iran, de religion chiite, propage abondamment dans la région, via les différents mouvements extérieurs qu’elle contrôle, s’alimente du fait qu’une partie de l’opinion publique occidentale, notamment la jeunesse, se déclare elle-même ouvertement antisioniste, soit par difficulté identitaire, soit par solidarité avec les Palestiniens, ce qui, en tout état de cause, contribue à accroître l’hostilité d’une partie du monde à l’égard d’Israël.
Au-delà de l’antisémitisme qu’il cache, l’antisionisme radical s’alimente aujourd’hui de deux griefs adressés aux autorités israéliennes : d’une part, l’importance des dégâts collatéraux à Gaza, notamment le nombre de civils palestiniens tués dans les bombardements ; d’autre part, l’attitude plus ou moins complaisante du gouvernement israélien vis-à-vis des exactions des extrémistes de droite, qui appellent à l’occupation de territoires en Cisjordanie, en se livrant à des actes violents, répréhensibles sur les plans du droit et de la morale[5].
Au total, si on admet que le sionisme est la doctrine officielle qui fonde l’État d’Israël, et que c’est précisément cette doctrine que les ennemis d’Israël combattent et rejettent, il paraît utile de s’interroger sur l’effet de ces différentes versions de la doctrine sioniste en Israël sur les conflits internes et externes auxquels Israël est confronté aujourd’hui. C’est l’objectif principal de cet article.
[1] Voir Jacob Neusner, Self-Fulfilling Prophecy, Exile and Return in the History of Judaism, Beacon Press, Boston, 1987
[2] Le pays est ainsi confronté à sept conflits armés contre respectivement, le Hamas au sud, le Hezbollah au nord, les Palestiniens en Cisjordanie, les groupes terroristes en Syrie et en Irak, les Houtis au Yémen, sans compter in fine, et coiffant le tout, l’Iran, puissance quasi-nucléaire et chef de file de tous les combats contre Israël. Voir Elie Barnavi, Perfect Storm I & II, Telos
[3] Jacques Tarnero, Pour qui se bat Israël, Tribune Juive, https://www.tribunejuive.info/2024/10/08/pour-qui-se-bat-israel-par-jacques-tarnero/
[4] Alors qu’elle a entraîné la mort brutale de près de 2000 personnes, dont 800 civils, auxquelles s’ajoutent 1500 blessés et près de 250 hommes, femmes, et enfants pris en otage. Voir l’article que Patrick Sultan a consacré à l’ouvrage de Fainberg Sarah, Reinharc David, 7 Octobre : Manifeste contre l’effacement d’un crime / Un livre, un nom, Réfael Maskalch, https://sifriatenou.com/2024/08/11/fainberg-sarah-reinharc-david-7-octobre-manifeste-contre-leffacement-dun-crime-un-livre-un-nom-refael-maskalchi/
[5] Pour une analyse détaillée de l’impunité, dont semblent bénéficier les partisans d’une occupation musclée de territoires en Jordanie, voir l’article du N.Y.T. « The Unpunished: How Extremists Took Over Israel » https://www.nytimes.com/2024/05/16/magazine/israel-west-bank-settler-violence-impunity.html?searchResultPosition=2