Quelles différences entre les interventions américaines en Irak et en Afghanistan et l’implication russe en Syrie ?
Même s’il y a toujours des invariants, un historien ou un géopolitologue doit toujours faire preuve de prudence quant à comparer les époques, les situations ou les évènements. Néanmoins, nous pouvons relever de grandes différences entre les échecs des opérations américaines en Irak ou en Afghanistan et la réussite de celle des Russes en Syrie.
Nous ne reviendrons pas ici sur les détails strictement militaires qui ont permis à la Russie de s’imposer sur le terrain. Le colonel Michel Goya l’a déjà très bien expliqué dans une remarquable analyse en septembre 2017. Il y décrit avec une grande précision tous les aspects techniques et tactiques de la réussite militaire russe en Syrie.
Rapidement, nous pouvons juste rappeler que les Russes n’agissent et ne prennent jamais de risques qu’avec un plan et une stratégie mûrement réfléchis. Certains « spécialistes » français, plus par idéologie et un anti-Poutine viscéral, avaient pourtant prédit, au début de l’implication directe des Russes en septembre 2015, que la Syrie serait pour l’armée russe un bourbier et un nouvel Afghanistan. Mais comparer l’intervention russe en Syrie avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 était une pure aberration.
Tout d’abord car le contexte local et international n’était absolument pas le même. De plus, les stratèges russes ont toujours appris de leurs erreurs (Afghanistan, première guerre de Tchétchénie) ou de leurs cafouillages (Géorgie) passés. Aussi, on n’oublie trop souvent que la Russie est l’un des rares pays (avec la France dans les années 1960 et l’Etat algérien dans les années 1990) à avoir « remporté » une guerre asymétrique (Tchétchénie dans les années 2000). Dernier point, les Russes agissent souvent avec des intermédiaires.
Le plus souvent, ils évitent de faire les choses eux-mêmes. Même s’ils contrôlent les opérations au centimètre près, en Syrie par exemple, ils ont laissé les troupes du régime, du Hezbollah et des forces spéciales iraniennes, œuvrer au sol lors des opérations. Leurs forces terrestres ne sont intervenues que très rarement et très ponctuellement.
Cette parenthèse étant faite, il faut noter que la grande et la principale différence entre les interventions américaine et russe au Moyen-Orient est le but de guerre. Concrètement, le « pourquoi » de ces interventions et pour quelle politique. Pour résumer, nous savons que durant des décennies, la politique américaine dans la région était centrée sur le monopole des approvisionnements stratégiques du Moyen-Orient (pétrole et gaz).
Cet impérialisme américain se basait alors sur les concepts bien connus des néo conservateurs et de certains idéologues de Washington (qui par ailleurs n’avaient qu’une connaissance très limitée des réalités, des particularités et des spécificités sociologiques et ethniques d’un monde arabo-musulman trop souvent fantasmé, idéalisé et « mythifié ») : le regime change et le nation bulding.
Beaucoup de « savants » et « conseillers » de la côte Est américaine, comme à Paris d’ailleurs, ont alors cru naïvement que les démocraties pouvaient naître d’un claquement de doigts au Proche-Orient ou, plus grave, qu’on pouvait dès lors, l’imposer, faire tomber les méchantes dictatures, tout en misant sur des islamistes prétendument « modérés » ! Nous avons vu le résultat en Irak, en Afghanistan et également en Libye !
Du côté de Moscou, rien de tout cela. Pour comprendre la politique russe en Méditerranée et au Moyen-Orient, il faut relire deux de mes analyses sur le sujet (à contre-courant de la doxa « anti-russe » et du Poutine bashing ambiant et où j’annonçais d’ailleurs les futurs succès russes…). La première fut écrite en février 2013 et la seconde, en octobre 2016.
Dans cette dernière, j’écrivais alors : « Certes, la Russie, Etat phare de l’orthodoxie chrétienne, a réactivé, depuis quelques décennies, (…) une véritable « géopolitique de l’orthodoxie », dans le Sud de l’Europe (Serbie), en Méditerranée (Grèce et Chypre) et au Moyen-Orient (Chrétiens d’Orient). Ainsi, Poutine a relancé la politique simple mais ancestrale de la Russie : se désenclaver afin d’accéder aux mers chaudes, avec pour verrou la Crimée (de retour dans le giron russe), et en s’appuyant notamment sur les chrétiens d’Orient, vecteurs de progrès, comme relais d’influence.
Ceci explique d’ailleurs les positions russes sur l’Ukraine, la Crimée mais en partie aussi la Syrie ». J’ajoutais que : « parallèlement à cette géopolitique de l’orthodoxie, il ne faut pas perdre de vue que la Russie est aussi une puissance musulmane (elle est notamment membre observateur de l’OCI, l’Organisation de la coopération islamique), d’où l’attention qu’elle porte particulièrement à l’évolution politique du monde arabo-musulman » et que « de fait donc, la Russie est bel et bien une puissance musulmane puisque l’islam est la religion de nombreuses minorités ethniques en Russie.
Il y a près de 10 000 mosquées en Russie et la plus grande d’Europe, inaugurée en 2015, se trouve d’ailleurs à Moscou. L’islam est implanté depuis près de 1300 ans dans certaines régions comme le Nord-Caucase, dans l’Oural et près de la Volga. Aujourd’hui, près de 15 % de la population russe est musulmane soit entre 20 et 22 millions (la plus importante des minorités) sur 150 millions d’habitants.
C’est donc cette proximité très ancienne avec l’islam, qui fait des Russes de fins connaisseurs de cette religion. L’Institut d’études orientales (IVA) de l’Académie des sciences de Moscou est justement, avec ses deux cents ans d’existence, l’un des meilleurs centres de recherches et de réflexions sur l’islam et l’Orient de la planète. Le plus célèbre de ses élèves (et plus tard professeur) étant Evgueni Primakov ».
Par ailleurs, « si la Fédération possède près de 2 500 km de frontières avec l’islam, c’est aussi, comme on l’a vu, l’évolution identitaire même des musulmans de Russie qui préoccupe le Kremlin. Eviter la fragmentation sociale et préserver la paix de l’une des plus anciennes sociétés multi-culturelles de la planète seront le principal défi de Moscou dans les décennies à venir. (…) Napoléon disait que » les Etats font la politique de leur géographie « . Nous pouvons le paraphraser en affirmant que » les Etats font aussi la politique de leur démographie » ».
C’est à partir de ce postulat, où politique interne et géopolitique s’imbriquent et se confondent désormais, que nous pouvons comprendre la politique russe actuelle en Méditerranée et au Moyen-Orient. Pour finir, j’expliquais que « la Russie, au contraire encore une fois de l’Occident, s’interdit toute leçon de morale en relations étrangères. Pour Moscou, il n’y a pas de dogme moral et de manichéisme dans ses perceptions du monde et on connaît les notions, de non-intervention et de non ingérence, si chères au Kremlin et élevées comme principes diplomatiques incontournables ».
Son message était donc très clair depuis le début : « Gérez vos pays comme bon vous semble mais nous ne voulons pas d’islamistes, « modérés » ou pas, au pouvoir ; en échange et en cas de besoin, vous pourrez toujours compter sur notre fidélité et notre soutien ! ». Tout le cœur et le moteur des actions russes au Moyen-Orient sont dans ces lignes. Depuis, nous l’avons vu, tous les autocrates actuels ou futurs de la région, comme Sissi en Egypte, le maréchal Haftar en Libye ou même MBS en Arabie saoudite, ne l’ont pas oublié…
C’est une grande différence, vous en conviendrez, avec les politiques américaines, et occidentales en général, que nous avons pu observer jusqu’ici…