Quelle place pour la spiritualité pure dans la religion d’Israël ?
Comment définir le plus précisément possible la spiritualité d’une religion et d’un peuple, accusé, depuis belle lurette, d’en avoir manqué si cruellement ? C’est l’objet de cet article qui, dans un second volet, sélectionne quelques prières et quelques poésies tirées de la littérature synagogale. Mais ce n’est pas chose aisée du fait que la plus importante pomme de discorde opposant le judaïsme rabbinique (biblico-talmudique) au christianisme naissant porte justement sur la présence et l’expansion, ou au contraire la régression, de cette même spiritualité.
Au moment de la séparation des deux confessions, le christianisme naissant a axé le divorce autour, justement, de cette question : fallait-il adhérer à la lettre stricte des Écritures ou devait-on s’élever, favoriser l’esprit par rapport à la lettre ? La théologie chrétienne, toutes tendances confondues, a développé le thème de l’esprit vivifiant, contrairement à la lettre qui pétrifie le message divin. Mais ces deux attitudes ne sont pas nécessairement opposées dans la pratique, c’est l’attitude chrétienne des débuts qui a décrété la divergence, voire la dichotomie. Nous allons voir ce qu’il en est au juste.
De la réponse à cette double question dépendait la survie du peuple d’Israël, voire la pérennité de son existence. Pour en donner une image historique, c’est-à-dire non-légendaire, il faut tenir compte des vicissitudes de l’histoire juive qui ont contraint, au fil des siècles, ses chefs et ses penseurs à s’entourer d’une carapace défensive nécessaire pour en assurer la survie. Un peuple occupé à maintenir sa tête hors de l’eau chaque jour que Dieu fait, n’a pas le loisir de cultiver les joies de la poésie et de la spiritualité. Les données de l’histoire brute, au premier degré, sont là pour le lui rappeler.
C’est pour cette raison que l’on insérera ailleurs des articles sur Spinoza d’une part, et sur Ernest Renan d’autre part. Le premier a sérieusement critiqué la notion de révélation, accordant ainsi sa préférence à l’éthique universelle, le second a consacré sa vie à scruter les livres constitutifs de la Bible hébraïque. Et à ses yeux d’ancien séminariste, c’est le « jeune rameau chrétien » qui s’est substitué au « vieux tronc judaïque » ; la sève, ajoute le penseur de Tréguier, a déserté la partie restée juive pour n’affluer que dans la nouvelle arborescence. Comme on le verra enfin, le monde chrétien découvrira avec stupéfaction une nouvelle spiritualité juive, la kabbale, si puissante et si vigoureuse au point de susciter un rejeton chrétien de ce mouvement spirituel, la kabbala christianae (van Helmont). Preuve qu’on ne devait pas enterrer le judaïsme trop tôt…
Mais le combat n’était pas à armes égales puisque le judaïsme de cette lointaine époque, autour de l’avènement du christianisme, ne pouvait pas s’adonner à des envolées lyriques ni à des concours d’éloquence. Il y allait de sa survie, purement et simplement. Les premiers siècles de l’ère chrétienne furent consacrés à une consolidation tous azimuts de toute sa législation qui allait bientôt recouvrir tout l’édifice du judaïsme rabbinique. Là où les premiers Chrétiens optaient délibérément pour la spiritualité et l’allégorisation des Écritures, notamment du contenu positif de la Torah, c’est-à-dire les préceptes divins, afin de séduire le monde païen, les docteurs des Écritures ne pouvaient que se replier sur eux-mêmes afin de ne pas être noyés par une marée impétueuse des mœurs idolâtres.
Convertir, accueillir, oui, assurément, mais à quoi et qui ? L’Apôtre des païens, Saül de Tarse, devenu saint Paul, ne s’est pas embarrassé de telles considérations. Son objectif majeur était de devenir une immense structure d’accueil pour tout ce monde païen en perdition. Il était impossible de les retenir ou de les séduire avec un arsenal juif de nature juridico-légale. Il fallait choisir entre le nombre – faire du peuple, et la fidélité à la loi, puisque toute la Torah était devenue l’équivalent de la loi dans tous les domaines. Or, le terme Torah couvre un champ sémantique bien plus étendu.
On a souvent reproché aux autorités juives de cette époque une certaine incurie. Au lieu de se recentrer autour de la littérature prophétique, animée d’une vision universaliste et porteuse d’un projet acceptable par l’humanité dans sa totalité, le judaïsme rabbinique a préféré veiller jalousement sur son capital religieux. Le divorce était consommé ; on a multiplié les lois, les commandements et les interdits… Me revient en mémoire un passage tiré, je crois car je cite de mémoire, des écrits de Flavius Josèphe qui reprochait aux élites de cette époque d’avoir séparé les Judéens contemporains non seulement des autres hommes mais aussi de la nature. Je le cite librement, en résumant sa pensée profonde. C’est dire que l’on traversait alors une véritable crise de conscience.
Ernest Renan a largement développé ce tropisme juridico-légal dont il parle toujours avec une certaine aversion. Mais toutes ces lois ne poursuivaient qu’un but, donner à Israël une organisation sacerdotale, et rattacher le tout à des révélations mosaïques. Israël, dit Renan, n’est plus une nation au sens politique du terme, c’est une communauté religieuse dont la vie est rythmée par le culte sacrificiel du Temple. À partir de ce moment-là, le souffle prophétique fut réduit à néant par la classe sacerdotale.
Il est indéniable que la spiritualité d’Israël se retrouve plus dans les livres prophétiques que dans le Pentateuque. Sans, toutefois, qu’il y ait une incompatibilité de nature entre les deux œuvres. Leurs centres d’intérêt respectifs ne sont pas les mêmes. Les prophètes dénonçaient largement les insuffisances de la pratique religieuse contemporaine, n’épargnant pas même les critiques portées contre le culte sacrificiel.
Or, en ce temps-là, le temple de Jérusalem était le point nodal ou le centre névralgique de la religion d’Israël. Les premiers versets du livre d’Isaïe s’en prennent fortement aux mœurs fautives, à l’iniquité du pouvoir et à l’absence de foi véritable en Dieu.
Mais Renan a trop tendance à opposer le message prophétique au corpus juris du Pentateuque. Sans jamais utiliser le terme de théologie de la substitution, il écrit maintes fois que le christianisme est « la vérité du judaïsme… », ou encore que l’unique mission du judaïsme était de donner naissance au christianisme. Et puisqu’il a accompli sa mission brillamment, il peut désormais disparaître, on n’a plus besoin de lui. Dans son cours au Collège de France sur le livre de la Genèse, Renan ajoute que pour écrire l’histoire du genre humain, le judaïsme devait renoncer à la sienne propre.
Renan n’a pas entièrement tort, même s’il est de parti pris. Le judaïsme a, certes, survécu, mais dans quel état ! Et justement en devant renoncer, dans certains cas, à la spiritualité en tant que telle.
En effet, dès cette époque là, on se mit à traduire le terme hébraïque « Torah » par loi ou législation. Ce qui laissait très peu de place pour tout ce qui relève du spirituel. Les premiers Chrétiens, soucieux de convertir une large part de l’humanité, ont opté pour l’allègement du fardeau de la loi : il suffit d’évoquer le cas des Galates que saint Paul tance vertement pour avoir quitté l’esprit et être retombé dans la chair, revenant à une pratique charnelle de la circoncision…
C’est le meilleur exemple que l’on puisse invoquer pour résumer la violence des débats de cette époque. Ce fut l’opposition d’une conception du judaïsme contre une autre. Le débat ne cessera pas, comme on peut le constater au cœur du XIXe siècle allemand, chez Samson-Raphael Hirsch (1808-1888) qui écrivait littéralement « nicht la foi sondern la loi ist das Wesen des Judentums » (ce n’est pas la foi qui est l’essence du judaïsme mais bien la loi). HIrsch fait un jeu de mots en français dans le texte, à la fois si proches et si éloignés l’un de l’autre entre foi et loi…
Et cette spiritualisation n’épargne pas même le domaine de l’exégèse biblique. Chacun sait que l’église a privilégié l’exégèse allégorique, non-littérale, pour imposer une approche spirituelle. Au Moyen-Âge, des théologiens chrétiens dénonçaient l’exégèse biblique des juifs en raison de son côté charnel (sensus judaicus sensus carnalis) alors que les Chrétiens parvenaient à s’élever au-dessus des contingences matérielles. Ils auraient donc eu accès à la véracité des Écritures.
Ce livre sélectionne quelques textes judéo-hébraïques qui semblent avoir été un refuge de cette spiritualité un peu tremblante. Le judaïsme rabbinique étant très sensible au fait que, sans un vecteur ou un substrat vivant, le judaïsme n’existerait plus du tout. Les talmudistes avaient développé la même idée de manière métaphorique, dans un adage attribué à rabbi Aqiba : de même que le poisson ne peut pas vivre hors de l’eau, Israël ne pourra pas vivre sans les mitsvot. C’est clair et net.
Pourtant, le judaïsme allait connaître, contre toute attente, une résurgence d’une forme particulière d’exégèse spirituelle des Écritures (voir supra), et même un exubérant symbolisme sexuel, afin de lutter contre toute tentative de vaporisation (Verflüchtigung) ou d’allégorisation des Écritures. Je pense évidemment à l’irruption des spéculations kabbalistiques, dont l’apport vivifiant a tenté de concilier spiritualisation et approfondissement : au lieu de s’opposer de manière irrémédiable, le sens profond de la Bible devenait solidaire du sens obvie… On ne pouvait plus les opposer mais on pouvait les réconcilier ; et au mouvement spirituel, connu sous le nom de mystique juive (kabbale) : un tradition autoproclamée, pour reprendre une expression très juste de Wilhelm Bacher (eine sich selbst benennende Kabbalah). On se préparait ainsi à instruire un procès en illégitimité de cette même kabbale.
Pourtant, ce mouvement spirituel s’était assigné deux objectifs : découvrir le sens profond, occulte des mitsvot d’une part, et scruter la vie intime de la divinité (dans le monde séfirotique) d’autre part. Cela s’appelle une théosophie. Ce fut le pari largement réussi de la mystique juive : approfondir le sens profond des préceptes divins sans chercher à s’en affranchir, sans se dispenser de les pratiquer concrètement.
On lira dans un prochain livre sur cette question, la traduction d’un long passage tiré du Zohar et qui illustre bien cette tendance double. À cela il faut ajouter la volonté de combattre l’apport maïmonidien du Guide des égarés. Tant le Bahir que le Zohar veulent stopper l’expansion de cet intellectualisme désincarné et préfigurant une catastrophe. Ainsi, les sefirot remplacèrent les intellects séparés de la scolastique médiévale. Et ce n’est qu’un exemple. Ce fut, pour le judaïsme rabbinique, qui ignorait tout de la kabbale antique ou médiévale, une sorte de révolution copernicienne.
On trouve dans cette littérature zoharique des déclarations polémiques visant ceux qui ne se sont pas encore ralliés à ce « Nouveau Penser » kabbalistique. Il leur est reproché de rester en arrière et de ne pas participer à cette entreprise de rénovation et de rajeunissement de l’exégèse de la Torah…
Les six premiers textes hébraïques, traduits et commentés dans ce prochain volume, sont soit des compositions liturgiques, soit des variations mystiques sur la prière. Au texte tiré du Zohar fait face un poème synagogal qui résume les thèses cardinales de la philosophie de Maïmonide (Ygdal).
La traduction de ces textes est accompagnée d’un bref commentaire qui les resitue dans leur emplacement historique.
Et dans ce domaine, c’est la pensée kabbalistique qui a réussi ce tour de force : insister sur la nécessité d’accomplir les commandements tout en en approfondissant le sens mystique, donc spirituel. Le pari était loin d’être gagné car, en règle générale, l’âme du mystique l’éloigne de la concrétisation et des faits réels. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de retenir le texte du prophète Elie (Patah Eliyahou) qui précède la tenue de l’office religieux dans certaines communautés.
Les doctrines éminemment philosophiques de Maïmonide n’ont pas réussi à s’imposer au même titre que les enseignements kabbalistiques. Ces derniers se sont enracinés au sein de la pratique religieuse au point de kabbaliser le judaïsme rabbinique, qui les a admis sans vraiment rechigner. Il y eut, certes, quelques résistances juives à la kabbale mais elles ne furent jamais de grande envergure car les maîtres kabbalistes ont su se fondre dans un environnement essentiellement rabbinique. Le texte zoharique Patah Eliyahou continue d’être lu dans les grandes communautés séfarades du monde, comme s’il s’agissait d’un texte sacré.
Le Zohar lui-même a été sacralisé (Sefer ha-Zohar ha-kadosh), une distinction que même le Talmud, pilier central du judaïsme, n’a pas réussi à conquérir. C’est dire combien une influence mystique a pu s’emparer du judaïsme sans coup férir.
On peut dire que les mystiques ont remporté la victoire du livre de prières puisqu’ils y sont bien représentés. Deux exemples suffiront à illustrer mon propos : quand on lit le Cantique des Cantiques le vendredi soir à la synagogue, on commence par réciter une formule liturgique qui souligne la nature mystique du morceau en question. Et on y trouve même une référence explicite à la théorie de la transmigration des âmes (beyn be-guilgoul zé ou beyn be-guilgoulim aherim)…
Le deuxième exemple provient de la plume du grand mystique du XVIe siècle Moshé Cordovéro qui commande avant toute prière de réciter cette formule liturgique typiquement mystique : Le-shém ihoud koudsha berikh hou ou shekhintéh ou dejlou ou rehimou... En vue de l’unification du Saint béni soit-il et de sa Présence, de sa rigueur et de sa miséricorde, suivant l’unification parfaite, au nom de tout le peuple d’Israël, nous nous apprêtons à procéder à la lecture de telle ou telle autre prière…
Dans le grand livre théorique de la kabbale écrit par Cordovero, le Verger des grenades (Pardès immonim), l’auteur développe la thèse suivante : les serifot sont-elles l’essence même de la divinité, ou de simples instruments permettant d’y exercer une action au profit des habitants de la terre ? Il conclut, au terme de longues spéculations, en disant que les sefirot ont cette double fonction : elles sont à la fois l’essence et les instruments de la divinité.
Par ailleurs, et dans un tout autre contexte, les études consacrées à Spinoza et à Renan contribueront à contextualiser les problématiques soulevées ici même. Ces deux études, à paraître ultérieurement, montrent que le judaïsme européen a dû affronter de grands défis pour survivre. Elles montrent aussi que l’attente de l’ère messianique se confond avec la survenue – la restauration – de l’harmonie cosmique, mise à mal par les persécutions dont le peuple d’Israël a été la victime durant deux millénaires… L’époque messianique sera un monde au sein duquel le peuple d’Israël aura retrouvé toute sa place, et les peuples opprimés la libération.
On est loin des sermons rabbiniques du samedi matin. Il faut donner ou rendre aux enfants d’Israël l’amour de la vérité et de la bonne interprétation qu’ils méritent et recherchent. Le talmud nous l’impose. Voici ce qu’il dit dans ce contexte : malheur aux créatures qui offensent la Torah (Oy lahém la birypt mé elbonah shél Torah).
À bon entendeur, salut.