Quand la Nuée se lève : hommage à Benjamin Gross
Il y a toujours de l’inquiétude à voir disparaitre en peu de semaines les derniers modèles d’une génération marquée par la Shoah et l’Exil et qui ont connu la fondation de l’Etat, le dialogue joyeux, douloureux et glorieux avec le christianisme, la décolonisation européenne et la renaissance de Sion, de son peuple et de son langage.
Une inquiétude augmentée par des tragédies récentes dont l’enfilade est mystérieusement parallèle à ces disparitions. Comme si à chaque drame répondait l’extinction d’une voix. Ou, au contraire, à chaque voix qui disparaît répondait une tuerie, une injure, un coup. Ou bien, c’est qu’à chaque voix qui disparaît, le désert reparaît. La Nuée se lève. On croyait être arrivés? Il faut traverser encore et encore jusqu’à soi-même.
C’est encore la seule conquête qui effraie encore et dont on ne puisse pas dire: « dans cinquante ans, nous serons capables d’y aller« . Dans cinquante ans, je serai sans doute mort. Mais quel vivant aurais-je été et quel vivant serai-je?
C’est l’étrange sismicité d’Israël où la Terre qui tremble n’est jamais loin du ciel qui rougit. Il y a comme des flots qui se déversent de l’un à l’autre sans discontinuer. Sismicité et déluge. Se repose comme toujours depuis 5500 ans la question de la Transmission. La Transmission à travers le Déluge et à travers la Terre. A travers les secousses et la foudre.
Que donnerons-nous aux jeunes? Nos querelles? Nos « si tu veux comme tu veux quand tu veux » sans engagement qui les laissent devant des choix in(dé)finis?
Les débats violents et les menaces en cours (destruction du patrimoine spirituel et matériel du judaïsme, du christianisme et de l’humanité) montrent aussi une grande espérance et une grande soif dans la jeunesse qui est très mixée et cette fois d’Asie, d’Afrique entière…
Il y a dans l’horreur, face à elle, un grand désir de combattre. Même pour le Bien, et sans manier ni couteau ni terreur.
Les anciennes frontières tombent. Ou disons que des frontières antiques se relèvent et d’autres surgissent, des provinces nouvelles se (re)créent. C’est passionnant et inquiétant à observer.
Vu de chez moi, en France, pays de la « prise en charge » et des « charges » (vieille tradition rurale et féodale), pays qui vient de fêter ce 4 Août, en silence et presque honteux le 226ème anniversaire de l’abolition des privilèges seigneuriaux, c’est le vide.
Un silence tout à fait vertigineux dans une fausse insouciance mêlée d’angoisse qui s’appelle l’écologie (« réparer » d’un côté et culpabiliser de l’autre).
C’est assez ambigu car on est souvent dans la tentation hygiéniste et eugéniste. Le désert c’est le lieu de la tentation. Celle de se croire seul.
Mais c’est aussi le lieu de la parole. Une parole qui ne vient pas seule mais dans un « ensemble » de voix qui forme une conscience unique et qui est aujourd’hui contestée jusqu’au sang, et avilie y compris par ceux qui s’en réclament et qu’elle fait vivre. Sans doute, ces chères voix aimées s’éteignent. Mais c’est pour que d’autre surgissent et leur fassent écho.
Il ne s’agit pas seulement d’un « vivre ensemble » mou et sans direction ou qui ne serait qu’une modalité sociale de tolérance, mais d’un engagement commun à faire famille. Est-ce que la contestation du pire et de la mère, la dénégation de l’enfant sacré objet et le rejet de la vulnérabilité comme condition de mesure de la cohésion familiale ne sont pas une atteinte à cette famille vécue aujourd’hui comme un regroupement de tribus qui se font allégeance par le jeu des intérêts et des utilités?
« Je n’exclus pas la possibilité d’un évènement spirituel à l’échelle planétaire » (A.Malraux)
Je ne sais pas si Malraux avait raison. Mais il a parlé du « spirituel » comme d’une rencontre sans doute fracassante, percutante, entre un infini peut-être divin et un Humain fini. Dans son esprit entre ce qu’il avait pressenti de la « Métahistoire » et ce qu’il a vu de l’Histoire dans ses séjours en Orient et en Afrique.
Je me demande ce que rapporterait Malraux aujourd’hui s’il revenait de Kirkouk, de Pyongyang, de Chiraz, de Hué ou de Homs. Il n’aurait pas manqué Jérusalem. Est-ce l’extrême vulnérabilité de son syndrome pathologique de Gilles de la Tourette qui l’eut alors empêché d’y entrer?
Toute sa vie il fut hanté par sa maladie. Toute sa vie, aussi, Jérusalem le tenait. « Il n’y a pas de grands hommes, disait-il au père aumônier catholique du maquis des Glières, à moins qu’ils ne soient des hommes religieux ».(1)
C’est sans doute ce divorce-là entre le « spirituel » et le « corporel », un divorce contre nature, contre la nature juive, contre la nature humaine et divine, qui nous revient en pleine figure, puisque les tenants de l’humain d’un côté et du « divin » de l’autre se déchirent pour savoir qui aura la garde des enfants. Il faut que cela cesse.
Non, le débat, à mon sens, n’est pas entre qui croit ou pas, entre qui est de gauche ou qui de droite, mais qu’est-ce qui est bon pour l’enfant? La garde alternée un Shabbat sur deux ou deux parents qui sont, ensemble, complémentaires?
Et comment peut-on rester sourd à une jeunesse qui ne cesse de dire qu’elle ne supporte plus ni les cris de l’un ni les larmes de l’autre et qu’elle ne veut plus qu’on la manipule par les jeux partisans, les rodomontades cléricales ou rabbiniques, les rivalités ethniques poussées dans leurs retranchements par les co-propriétaires de la Maison Histoire?
Si Dieu a fait un pain avec des miettes, faudrait-il manger le pain en jetant les miettes? Et s’il fait un tout avec un rien, qu’y-a-t-il de grand à transformer le tout en rien? Ce n’est pas une question d’adhésion individuelle religieuse ou philosophique. Mais de cohérence. A qui appartiens-tu qui ne te possède pas déjà? Malraux quittait Nietzsche pour Bernanos et Péguy, ses hôtes de guerre, ses hôtes de marque, pas la table la plus gastronomique, mais sûrement celle où le couvert est toujours mis pour le passant de la dernière minute.
Et le petit Curé d’Ars (dans l’Ain) aussi avait son affection. Très discrète, presque intime. Ce petit homme qui voyait le Diable -qui ne supporte pas la concurrence- qui le tourmentait, ce prêtre sans apprêt apparent s’entretenait quotidiennement avec Dieu qui aime les âmes simples où la lumière se courbe moins pour les atteindre et les traverser, était une de ces flèches que la Sagesse divine décoche et qui vous transfigure.
En pleine guerre de la Calotte et du clergé rescapé de la Révolution française le saint Curé était l’humilité-même, lui qui voyageait d’âme en âme, pélerin en chacune d’elle, semant partout une miséricorde discrète (disponibilité et abondance maternelles) qui faisait des miracles au sens propre comme au figuré. Quand on est un « homme religieux », au sens de la « relation » vitale entre moi et l’Autre qui me fait don à mon prochain et non prédateur de mon frère, tout est figuré et tout est propre.
Malraux avait raison. Benjamin Gross aussi : ce siècle qui commence porte comme une mère en couches toutes les inquiétudes mais aussi les plus grandes promesses.
En Israël comme hors d’Israël les douleurs sont intérieures et extérieures. La Tragédie, presque inéluctable, est qu’elles soient mutuellement rejetées, et non communément portées. Je suis toujours l’apostat de quelqu’un et l’infidèle d’un autre que je rejette à mon tour.
Si Moïse avait été seul en son pouvoir, il aurait baissé les bras à jamais. Nul n’est prophète en son royaume. C’est sans doute cet abandon-là, ce sentiment d’être livré sans perpective d’être délivré qui fait tant de mal… Je ne sais. Il y a une solitude contemporaine endémique de l’Homme séparé de sa moitié divine de sa moitié d’Univers, et aussi, peut-être, un face-à-face qui se précise avec la Vérité. Un « fondamentalisme » contre un autre… Nous verrons…
Le plus grand choc, sans doute, parmi les nations, est de constater l’absolue incompétence de la science, même et surtout la science humaine, à déminer et à déterminer les conflits et les conciles. L’Humain est hors de contrôle de sa raison. Ou disons qu’elle n’en est pas l’actionnaire principal. Elle semble avoir revendu ses parts pour s’acheter une conscience.
Donc, transmettre. Si possible autre chose que des larmes et des haines. Autre chose que de l’impuissance. Sinon on refabriquera une génération frustrée et rageuse de ne rien comprendre à qui elle est ni d’où elle vient. Il faut « croitre et multiplier » pour ne pas subir le contraire.
Et ce n’est pas seulement de « faire » des enfants, de les jeter au monde, mais de leur donner quelque chose à espérer qu’ils bâtiront quand viendra leur tour. Mettre au monde et donner à vivre. S’il reste quelque chose à garder et assez de pierres et de bras pour construire ensemble.
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(1) André Malraux: une passion, par Anissa Benzakour-Chami (Ed. Eddif)