Purim – Eloge de la complémentarité
L’un des aspects de Purim qui m’a toujours étonné est le fait que, malgré son message d’unité, elle soit la seule fête à ne pas être célébrée simultanément par l’ensemble du peuple juif.
En effet, bien que trois des quatre Mitsvot instituées par nos Sages en l’honneur de cette fête aient pour but d’augmenter le sentiment d’unité et de fraternité au sein du peuple (l’envoi de présents comestibles, les dons aux pauvres et l’organisation d’un festin), la Halacha établit un critère distinctif quant à la date à laquelle Purim doit être célébré: le 14 Adar pour les villes «ouvertes», le 15 pour les villes fortifiées [1].
Cette distinction prend sa source dans la manière dont les événements commémorés se sont déroulés, comme nous le lisons dans la Méguila:
Donc, le douzième mois, qui est le mois d’Adar, le treizième jour du mois, […] les Juifs se rassemblèrent dans leurs villes respectives, sur toute l’étendue des provinces du roi Assuérus, pour s’attaquer à ceux qui complotaient leur perte. […] Puis ils avaient pris du repos, le quatorzième jour et en avaient fait un jour de festin et de joie; tandis que les Juifs, dans Suse, s’étaient rassemblés le treizième et le quatorzième jours et avaient pris du repos le quinzième jour, dont ils avaient fait un jour de festin et de joie. [2]
C’est ainsi que de nos jours, si la grande majorité des Juifs fêtent Purim le 14 Adar, immédiatement à l’issue du jeûne d’Esther, ceux de Jérusalem fêtent Sushan Purim, «le Purim de Suse», le lendemain. Cette situation diffère donc de celle du deuxième jour de fête observé en dehors d’Israël au début et à la fin des fêtes de Pessa’h et de Sukkot: dans ce cas, il y a un jour qui est célébré par l’ensemble du peuple (15 et 21 Nissan, 15 et 21 Tishri) et un jour, prolongement du premier, qui n’est célébré qu’en Diaspora (16 et 22 Nissan, 16 et 22 Tishri). Dans le cas de Purim, en revanche, le peuple est comme scindé en deux, le 15 Adar étant un jour ordinaire pour ceux qui célèbrent Purim le 14, et inversement [3].
Comment comprendre cette situation, qui semble être à l’opposé du message d’unité prôné par nos Sages ? Il me semble qu’il y a là, au-delà de l’explication «historique», un message concernant la vision que ces derniers ont de l’unité, message qui ressort également de la relation entre les deux héros du jour, Esther et Mordechai, tout au long de la Méguila.
Examinons, si vous le voulez bien, ce que leurs actions et réactions nous disent de cette relation, ainsi que de leur rapport au peuple juif.
Pour Mordechai, les choses sont très claires : dès le premier verset le concernant, avant même que son nom ne soit énoncé, nous savons qu’il est «ish yehudi», un homme juif [4]. La manière dont la Méguila nous présente cette appartenance de Mordechai au peuple juif est d’ailleurs surprenante : «un homme juif vivait à Suse la capitale»… nous savons pourtant qu’il y en avait bien plus ! Peut-être la Méguila veut-elle nous faire comprendre que, de tous les Juifs vivant à Suse, Mordechai était celui dont l’identité juive était la plus affirmée ? C’est ce qui semble en tout cas ressortir des versets 2 et 4 du chapitre III, où l’on apprend que seul Mordechai «ne s’agenouillait ni ne se prosternait» devant Haman, et cela précisément parce qu’il était Juif.
Mordechai semble donc être, parmi la population de Suse, l’individu dont l’appartenance au peuple juif est la plus évidente, à tel point qu’il sera désigné par le roi, désireux de l’honorer, comme «Mordechai le juif» [5]. C’est d’ailleurs cette identité juive «exacerbée» qui semble être à l’origine des projets génocidaires de Haman [6]. Une fois ces projets connus, il n’est donc pas surprenant de voir Mordechai réagir en « déchira[nt] ses vêtements, se couvr[ant] d’un cilice et de cendres et parcour[ant] la ville en poussant des cris véhéments et amers » [7]. C’est en effet la manière dont à l’époque, les Juifs réagissaient à l’annonce de nouvelles aussi funestes, comme nous le voyons deux versets plus loin.
Pour Esther, les choses sont beaucoup moins claires. La Méguila nous la présente comme « Hadassa, c’est-à-dire Esther » et nous précise que, proche parente de Mordechai, elle a été « adoptée comme sa fille » par celui-ci à la mort de ses parents [8]. Le fait qu’elle porte deux prénoms, l’un hébraïque (Hadassa) et l’autre d’origine perse (Esther) laisse supposer que son identité juive n’est pas aussi affirmée que celle de Mordechai et qu’elle devait probablement vivre, pour paraphraser la célèbre formule de Yehuda Leib Gordon, comme une juive à la maison et comme une simple citoyenne perse en dehors [9]. C’est peut-être ce qui pousse Mordechai à lui conseiller, lorsqu’elle est emmenée au palais pour entrer dans le harem du roi, de «[ne faire] connaître ni son peuple, ni son origine» [10].
Désignée comme reine, Esther continue, toujours sur recommandation de Mordechai, à ne rien révéler de son appartenance au peuple juif. [11] Ce n’est que lorsque la situation des Juifs semble désespérée qu’Esther commence à lever le voile sur sa véritable identité, tout d’abord auprès des Juifs eux-mêmes (dont rien ne nous dit, dans le texte, s’ils étaient au courant du fait que leur nouvelle reine était juive), puis, en dernier recours, auprès du roi [12].
C’est d’ailleurs avec une certaine réticence qu’Esther accueille, tout d’abord, la requête de Mordechai lui demandant « de se rendre chez le roi, afin de lui présenter une supplique et le solliciter en faveur de son peuple » [13]. C’est que la loi est formelle : toute personne, fut-elle la reine, qui se présenterait devant le roi sans y avoir été invité encourt la peine de mort [14]. C’est donc à juste titre qu’Esther, qui n’a pas été conviée par le roi depuis 30 jours [15], craint pour sa vie.
C’est alors que Mordechai prononce les paroles qui vont persuader Esther :
Ne te berce pas d’illusion que, seule d’entre les Juifs, tu échapperas au danger, grâce au palais du roi; car si tu persistes à garder le silence à l’heure où nous sommes, la délivrance et le salut surgiront pour les Juifs d’autre part, tandis que toi et la maison de ton père vous périrez. Et qui sait ce n’est pas pour une conjecture pareille que tu es parvenue à la royauté ? [16]
Entendant ces paroles, Esther comprend ce que Mordechai semble avoir compris depuis le début : son accession au trône n’est pas le fruit du hasard, mais bien une manifestation de la Providence. Désignée, malgré elle, reine de Perse, elle va devoir à présent assumer son appartenance au peuple juif et faire tout ce qui est en son pouvoir pour le sauver, quitte à y laisser la vie : « et si je dois périr, je périrai ! » [17]
Après avoir demandé à Mordechai de rassembler les Juifs de Suse et de les exhorter à jeûner durant trois jours et trois nuits [18], Esther va alors se lancer dans une mission aussi périlleuse que compliquée : au lieu d’aller immédiatement plaider sa cause et celle de son peuple devant le roi, elle s’ingénie à organiser un festin auquel seuls celui-ci et Haman sont conviés [19]. Festin à l’issue duquel Esther demande au roi et à Haman de revenir, le lendemain, pour un deuxième festin [20] ! Et ce n’est qu’au cours de ce deuxième festin qu’Esther, rassemblant tout son courage, dévoile au roi son appartenance au peuple juif menacé par les funestes desseins de Haman [21]. Le roi, déjà passablement remonté contre ce dernier en raison des événements de la nuit précédente [22] (ce qu’Esther semble totalement ignorer), se met franchement en colère et ordonne que l’on pende Haman [23].
La mort du persécuteur des Juifs ne met cependant pas fin à leur persécution; Esther se voit donc obligée de revenir à la charge et de supplier le roi d’annuler la solution finale prévue pour le treizième jour du mois d’Adam. Supplique à laquelle le roi accède, donnant carte blanche à Esther et Mordechai pour rédiger un nouveau décret, muni du sceau royal, «autorisa[nt] les Juifs dans chaque ville, à se rassembler et à défendre leur vie» [24].
La suite de l’histoire est connue, et décrite dans les versets cités au début de ce texte… Mais que pouvons-nous apprendre de la manière dont Esther et Mordechai agissent tout au long de cette histoire ?
Il me semble qu’il y a là deux attitudes radicalement opposées : l’une (celle de Mordechai) consiste à affirmer pleinement, au su de tous et sans aucune concession, son identité, ses croyances et ses valeurs; l’autre (celle d’Esther) consiste à se faire moins visible, à ne pas attirer l’attention sur soi, tout en étant prêt à mettre sa vie en danger pour sauver son peuple.
Tout au long de l’histoire, Mordechai agit de manière visible alors qu’Esther le fait de manière cachée, ne se dévoilant que lorsque c’est absolument nécessaire. Le grand message de la Méguila est que ces deux attitudes, bien qu’opposées, sont parfaitement complémentaires : sans l’action décisive d’Esther, Mordechai n’aurait rien pu faire pour sauver les Juifs; et sans l’aide et les conseils de Mordechai, Esther n’aurait peut-être pas trouvé le courage d’agir comme elle l’a fait.
Voilà ce qu’est, pour nos Sages, la véritable unité : la reconnaissance du fait que l’autre, bien qu’agissant d’une manière totalement différente de la mienne, œuvre en réalité pour le même but que moi. Et la reconnaissance du fait que, sans l’aide de l’autre, mon action pourrait très bien se révéler vaine.
Voilà peut-être pourquoi nous ne célébrons pas tous Purim le même jour : afin de nous faire comprendre que l’unité, ce n’est pas faire la même chose au même moment, mais bien agir dans un même but, même si nous prenons pour cela des chemins différents. Si je suis conscient de cela, peu m’importe que mes frères de Tel Aviv, Netanya, Strasbourg ou Lausanne (pour ne parler que des exemples qui me touchent personnellement) ne fassent pas la fête le même jour que moi : je suis avec eux le 14 Adar comme ils sont avec moi le 15.
Purim et Shushan Purim samea’h à tous !
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[1] Plus exactement, les villes qui étaient entourées de murailles à l’époque de la conquête de la Terre d’Israël par les Hébreux; en pratique aujourd’hui, seuls les habitants de Jérusalem sont astreints à célébrer Purim le 15 Adar ; dans certaines villes pour lesquelles il existe un doute (comme Hebron, Safed, Tibériade ou Jaffa), la coutume est de fêter Purim, avec toutes ses mitsvot, le 14 et de relire la Méguila le 15 sans faire de bénédiction et sans que cela ne soit considéré comme une obligation.
[2] Esther IX, 1-2 et 17-18
[3] Notons que de nos jours, en Israël, il est possible de s’astreindre, volontairement ou non, à célébrer les deux jours, en passant la nuit du 14 dans une ville «ouverte» et la nuit du 15 à Jérusalem; inversement, il est également possible de s’exempter totalement de toutes les obligations de la fête, en passant la nuit du 14 à Jérusalem et la nuit du 15 dans une ville «ouverte» !
[4] II, 5
[5] VI, 10
[6] III, 6
[7] IV, 1
[8] II, 7
[9] «Sois un homme à l’extérieur et un Juif dans ta tente», vers tiré du poème Hakitza ‘ami («Réveille-toi, mon peuple»), rédigé par Gordon en 1863. Sur la « double identité » d’Esther, voir Rabbi Irving Greenberg, The Jewish Way – Living the Holidays, p. 227-228 (le rav Greenberg remet également en question l’affirmation sans équivoque de l’identité juive de Mordechai, quoique dans une moindre mesure que pour Esther).
[10] II, 10
[11] II, 20
[12] IV, 16 et VII, 3-5
[13] IV, 8
[14] IV, 11
[15] Idem
[16] IV, 13-14
[17] IV, 16
[18] Idem
[19] V, 4
[20] V, 8
[21] VII, 3-6
[22] Evénements relatés au chapitre VI
[23] VII, 9-10
[24] VIII, 11