« Pourquoi je suis opposé à l’inauguration, à Kaunas, en Lituanie, d’un centre qui porte le nom d’Emmanuel Levinas »

Le philosophe Emmanuel Levinas. (Crédit : Bracha L. Ettinger / CC BY-SA 2.5)
Le philosophe Emmanuel Levinas. (Crédit : Bracha L. Ettinger / CC BY-SA 2.5)

C’est par un article signé de Salomon Malka dans FigaroVox que j’ai été informé de l’inauguration d’un centre Emmanuel Levinas à Kaunas qui a eu lieu le 6 décembre dans le cadre de la Lithuanian University of health Sciences.

C’est donc par la seule voie de la presse que, titulaire exclusif du droit moral et responsable de l’usage du nom de mon père quand il fait référence à son œuvre, j’ai pris connaissance de cette cérémonie qui honorait une personnalité française majeure. Fait notoire : elle s’est tenue en présence de la seule Ambassade d’Israël, en l’absence de l’Ambassade de France en Lituanie et de l’Ambassade de Lituanie en France, et ce, au mépris des réserves que j’avais publiquement exprimées en tant que fils concernant l’usage du nom de mon père, Emmanuel Levinas, dans un contexte historiquement tragique.

Soyons lucides : le rayonnement international de l’œuvre d’Emmanuel Levinas est tel, qu’il suscite de nombreuses recherches, qui s’accompagnent souvent de colloques, de publications, de thèses et de traductions dans les langues des cinq continents. Il serait parfaitement superfétatoire de faire le décompte de toutes les manifestations autour de ce grand philosophe français et de tenter de suivre à la trace le devenir de cette œuvre, tant son importance est avérée dans le monde académique, politique et multiculturel, exception faite d’un usage qui pourrait transgresser des fondements éthiques de cette œuvre marquée de manière indélébile par l’expérience de la guerre, des totalitarismes, de l’extermination et de la Shoah.

Concernant plus précisément la Lituanie et la ville de Kaunas, un des lieux de la Shoah par balles, au cours de laquelle toute notre famille fut assassinée, l’utilisation du nom Emmanuel Levinas, qui fut, je le rappelle, naturalisé français en 1930, prend une tout autre signification dont la dimension symbolique ne peut pas être ramenée à un simple message d’espoir auquel, naturellement, j’aspire et dont j’appelle de mes vœux l’accomplissement.

J’ai été informé en 2018 d’un projet de création d’un Centre à Kaunas qui porterait le nom d’Emmanuel Levinas. Après de nombreuses discussions et après avoir consulté des personnalités philosophiques internationales et françaises, j’ai été amené, au nom de l’exercice du droit moral sur l’œuvre de mon père et l’usage de son nom qui en résulte, à exprimer des vives réserves quant au fait que le nom de mon père devenait une icône nationale, dont les décisionnaires estimaient être détenteurs au titre de la Lituanie, de leur position politique et institutionnelle.

C’est dans ce contexte sans dialogue et sans concertation qu’un square portant son nom avait déjà été inauguré à quelques mètres de ce futur Centre, et qu’une commande d’une statue « Emmanuel Levinas » à un artiste lituanien vivant en Italie était, m’avait-on assuré, en cours, sans que je sois informé et consulté. Plus troublant encore, tout cela sans tenir compte non plus du vœu solennel que mon père avait formulé à plusieurs reprises, de ne plus jamais revenir en Lituanie et de ne plus avoir de contact avec ce pays. Sa décision à l’égard d’un pays où toute sa famille avait été assassinée était irrévocable.

Mes réserves sont donc motivées par le respect de la volonté paternelle ainsi que par une vigilance sur le fait que l’honneur que la Lituanie réserve à Emmanuel Levinas ne doit pas recouvrir l’ineffaçable de la réalité historique. Rappelons ce que mon père écrivait dans un texte publié en 1966 dans Les Nouveaux Cahiers, puis repris dans Noms propres : « Il y a plus d’un quart de siècle, notre vie s’interrompit et sans doute l’histoire elle-même. (…) Quand on a cette tumeur dans la mémoire, vingt ans ne peuvent rien y changer. Sans doute la mort va annuler bientôt l’injustifié privilège d’avoir survécu à six millions de morts. […] rien n’a pu combler, ni même recouvrir le gouffre béant » (E. Levinas, Noms propres, 1976, p. 142).

Je suis moi-même soucieux de l’Europe et et très attaché à son avenir, et j’ai conscience que le travail de mémoire de la Lituanie est en cours. Mes amis et collègues lituaniens se réjouissent avec moi de l’imminence de l’année 2022 où Kaunas sera sacrée Capitale européenne de la Culture. Kaunas, symbole de l’avenir, symbole de l’espérance. Quel retournement eschatologique de l’histoire après Hitler et Staline ! Comment ne pas être sensible à cette leçon dispensée par notre vieille Europe ?

Pour autant, ma responsabilité morale ne peut faire abstraction de l’imprescriptibilité de l’antisémitisme et des crimes contre l’humanité. Emmanuel Levinas n’est plus jamais retourné en Allemagne après 1945, pour ne rien dire de la Lituanie. C’est pourquoi rendre cet hommage à Emmanuel Levinas dans sa ville natale, à Kaunas, est un acte particulièrement chargé, qui ne peut ressembler à aucun autre. Je considère qu’appeler ce Centre du nom d’Emmanuel Levinas, à quelques pas de l’appartement où avait vécu Emmanuel Levinas, là où toute la famille fut arrêtée, puis conduit au Neuvième Fort Neuf où les atrocités nazies furent commises avec la complicité avérée des troupes lituaniennes, nécessitait de la pudeur quant à la proclamation non ostentatoire du nom Levinas sur la terre natale.

Je suis reconnaissant à l’Ambassade de France en Lituanie, à Madame l’Ambassadrice Lignieres-Counathe, de nous avoir conviés en mars 2019, ma femme et moi, à Vilnius et à Kaunas, pour rencontrer le maire de la ville, ainsi que les autorités institutionnelles universitaires, à l’exception très regrettable du Recteur de la Lithuanian University of health Sciences.

Lors de ces rencontres et d’un colloque organisé par le philosophe et ami Viktoras Bachmatjevas, je demandai officiellement à ce que ce Centre ne soit pas nommé
« Emmanuel Levinas ». Je suggérai de le nommer « Centre de philosophie française contemporaine », à l’intérieur duquel les études lévinassiennes prendraient naturellement leur place. Cet accord fut conclu et rendu public sous l’égide de l’Ambassade de France et de l’Institut français de Vilnius pour créer un « Centre de philosophie française contemporaine » qui devrait voir le jour en 2022 en présence du monde intellectuel international et de la représentation française.

Ainsi, c’est le sens de mon action et de ma détermination, le respect des morts de la Shoah serait honoré dans l’esprit de l’œuvre d’Emmanuel Levinas, et l’espoir d’une ère nouvelle exprimée en référence à sa pensée s’annoncerait ainsi à Kaunas, dans la nouvelle Lituanie.

Cependant, contrairement à l’accord conclu avec l’Ambassade de France, en 2021, à l’encontre de la relation entre le nom et l’œuvre, le Recteur de la Lithuanian University of health Sciences m’adressait un courrier sans appel pour m’indiquait qu’il ne tiendrait pas compte de l’accord conclu en 2019 lors de ma venue officielle en Lituanie et des motivations que j’avais énoncées afin de trouver un compromis entre le passé imprescriptible et l’avenir de l’Europe et des pays baltes.

Ne pas effacer l’imprescriptible : c’est la grandeur même de la France. La dédicace d’Autrement qu’être d’Emmanuel Levinas est là pour nous le rappeler : « À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux- socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme. »

Le philosophe Jean-Luc Marion, de l’Académie française, professeur émérite à Sorbonne Université et professeur à The University of Chicago, nous a pour sa part adressé le court texte ci-dessous.

En tant qu’universitaire, philosophe et spécialiste de phénoménologie contemporaine, successeur d’Emmanuel Levinas à la Chaire de métaphysique de Sorbonne Université et coordinateur de l’édition en cours des Œuvres complètes de Levinas (aux éditions Grasset), je ne puis que m’associer à la constatation inquiète faite par Michael Levinas et à sa revendication pour l’avenir.

Je n’ajouterai qu’un point : au-delà du destin tragique de sa famille, qui l’a résolu à ne plus jamais revenir ni en Allemagne, ni en Lituanie, Levinas a décidé et voulu devenir non seulement un citoyen français, mais un philosophe et un écrivain exclusivement de langue française. Il a d’ailleurs profondément et définitivement modifié le lexique de la langue philosophique française. Cette greffe a aussi modifié l’équilibre mondial entre les langues philosophiques, rééquilibrant puissamment les relations entre l’allemand et le français, parmi d’autres.

Qu’on le veuille ou non, c’est au cœur de la langue française, et donc à Paris, que sa pensée s’est construite et s’impose. Aucune considération ethnique, nationaliste et même religieuse ne peut et ne doit y contredire. Levinas mérite qu’on respecte sa volonté explicite et son identité complexe.

Tribune initialement publiée dans FigaroVox et reproduite ici avec l’autorisation de l’auteur.

à propos de l'auteur
Michaël Levinas, pianiste, est professeur honoraire au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, ainsi que membre de l'Académie des Beaux-Arts. Il est le fils du philosophe Emmanuel Levinas.
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