Pour que cessent les intimidations dans les universités

Des manifestants anti-Israël faisant le signe de la victoire lors de "l'occupation" d'un bâtiment de l'Institut d'études politiques (Sciences Po Paris) par des étudiants en soutien aux Palestiniens, avec une barricade bloquant son entrée, à Paris, le 26 avril 2024. (Crédit : Dimitar Dilkoff/AFP)
Des manifestants anti-Israël faisant le signe de la victoire lors de "l'occupation" d'un bâtiment de l'Institut d'études politiques (Sciences Po Paris) par des étudiants en soutien aux Palestiniens, avec une barricade bloquant son entrée, à Paris, le 26 avril 2024. (Crédit : Dimitar Dilkoff/AFP)

Tribune collective[1] publiée sur LE POINT  le 03/11/24. 

Le 29 octobre, par voie de presse, nous apprenons que Sciences Po Strasbourg interrompt son partenariat avec l’université Reichman de Herzliya, proche de Tel-Aviv en Israël. Cette décision émane d’un vote du conseil d’administration de Sciences Po qui s’est tenu le 25 juin 2024. Le procès-verbal du conseil d’administration témoigne des échanges entre ses membres.

L’un d’eux expose la proposition de vote d’un communiqué porté par une partie des élus étudiants qui déplorent que « la communication de cette université [l’université Reichman] sur son site Internet consiste à apporter un soutien à la guerre menée par Israël à Gaza, sans aucune distance critique ». La suite du verbatim relève d’une discussion de café du commerce, certains collègues prolongent même les propos d’activistes sur les campus.

La motion est adoptée avec 12 voix pour, 7 contre, 2 abstentions et 12 administrateurs qui ne prennent pas part au vote. Le partenariat est suspendu, autant dire que cette université est jugée infréquentable.

Le directeur se sent « honteux »

Jean-Philippe Heurtin, le directeur de Sciences Po Strasbourg, manifeste une « très forte réserve sur ce communiqué et cette proposition de vote ». Il réitérera son point de vue le 31 octobre 2024 sur BFM Alsace, « opposé très fermement à la motion », considérant même que c’était « une erreur ». Il se sent « honteux » et « choqué » par la situation, rappelant que ce boycott est contraire à ce que prône l’université, à savoir la liberté de pensée, de savoir, de recherche qui fait partie des prérogatives de l’université française et de tous les organismes de recherche français, qui rappelons-le, sont tenus par l’article L.141-6 du code de l’éducation qui expose les règles qui s’imposent à l’enseignement supérieur :

Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique.

La majorité des élus du CA reproche à cette université des déclarations « profondément bellicistes et dénuées de toute perspective humaniste, pacifiste ».

C’est à l’annexe 10 du PV, que l’on peut lire la proposition de communiqué rédigée en écriture folklorique et dont nous restituons des extraits éloquents :

En tant qu’usager.ères de Sciences Po Strasbourg et représentant.es au conseil d’administration, nous demandons la suspension du partenariat avec l’université Reichman dont les positions sont contraires aux valeurs défendues par notre établissement. Cette proposition n’est nullement liée à une volonté de pénaliser les étudiant.es israélien.nes mais bien aux positions de l’université en question, profondément bellicistes et dénuées de toute perspective humaniste, pacifiste et critique au regard de la guerre en cours à Gaza. […] En effet, nous pouvons trouver sur le site de l’université Reichman plusieurs publications rendant compte d’une participation et d’un soutien inconditionnel aux opérations de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, participation et soutien qui ne visent pas à la conclusion d’un accord de paix juste mais à un objectif unique : « We will win this war ».

Le communiqué invoque une vidéo publiée le 15 novembre 2023, intitulée « La mobilisation de la communauté de l’université Reichman dans la Iron Sword War ».

Pour information, les étudiants israéliens – femmes comme hommes – ont tous été des conscrits et à la fin du service obligatoire (3 ans pour les hommes, 2 ans pour les femmes), chaque soldat est affecté à une unité de réserve. Les hommes effectuent des périodes de réserve et sont mobilisés en cas de guerre, contraints dès lors de quitter l’université afin de servir leur pays. L’université Reichman s’est montrée solidaire de ses étudiants. Des responsables de l’université Reichman avec qui nous avons échangé, nous ont dit avoir mobilisé leurs étudiants afin d’aider les populations civiles déplacées, meurtries par les assassinats.

L’université Reichman n’est pas partie prenante d’un complexe militaro-académique. Elle est une université de la seule démocratie du Moyen-Orient sous la menace terrifiante de dictatures et du terrorisme islamistes.

Indignation et palestinisme obsessionne

Il est étonnant que des partenariats avec des pays tels que l’Égypte, la Chine, la Turquie ou la Russie (pays qui, contrairement à Israël, ne sont pas des démocraties) n’aient, à notre connaissance après consultation du site, pas été remis en cause. Il semblerait que le tropisme compassionnel de ces étudiants de Sciences Po se porte particulièrement sur les Palestiniens comme victimes dénonçant Israël, accusé de tous les maux. L’inversion de la réalité est à son comble, puisque l’État juif est confronté à des menaces existentielles renouvelées comme aucun autre pays au monde.

Dans l’univers des « éveillés », en lutte pour la paix, on accuse, on dénonce et on appelle à la censure, à l’exclusion : les « coupables » sont désignés comme des oppresseurs ou complices de crime, sans aucune nuance et sur des fondements strictement idéologiques. Cet académo-militantisme s’inscrit dans un projet révolutionnaire visant à imposer un nouvel ordre moral. Étrangement, cet utopisme révolutionnaire des campus s’est trouvé Israël comme cible obsessionnelle depuis le 7 octobre 2023, date du plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah par des terroristes islamistes en Israël.

C’est ainsi que l’on a vu sur le campus de l’université de Strasbourg, des blocus successifs, des graffitis appelant à l’intifada, à la « résistance palestinienne », des manifestations incitant à la haine, appelant à la sécession, à l’apologie du terrorisme. Par ailleurs, trois étudiants juifs ont été agressés en janvier 2024. Dans une vidéo du comité Palestine Unistras, une militante portant un keffieh compare la « résistance palestinienne » à la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale, osant la comparaison entre la résistance à Strasbourg qui se battait contre l’occupation nazie et la « résistance palestinienne » qui se « bat » contre l’ « occupant sioniste ».

Une perversion rhétorique

Le discours militant s’arroge de décider de la morale. En l’occurrence, cela signifie que le partenariat avec Reichman est subordonné à la soumission de l’université israélienne aux opinions partisanes des membres du CA de Sciences Po qui s’instaure juge moral d’une guerre qu’il n’a pas à subir.

La dynamique d’apodioxie est patente : il s’agit de rejeter le parti adverse juste parce qu’il est adverse. Ce procédé impose la hauteur morale de l’accusateur comme prééminente, ce qui dispense de se justifier par les faits. En effet, la leçon de morale s’appuie sur le simple brandissement de mots manichéens, comme « paix » et « belliciste », distribués de manière partisane. Dans le creux de cette argumentation, le préjugé de mauvaise foi le plus éminent et le plus mensonger est que le Hamas, organisation terroriste, rechercherait la paix, alors qu’il est bien celui qui a attaqué Israël le 7 octobre 2023. Le retournement rhétorique permet alors un détournement du réel : la paix serait du côté des terroristes palestiniens et le bellicisme du côté du pays qui se défend…

En effet, le texte critique le « soutien inconditionnel aux opérations de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, participation et soutien qui ne visent pas à la conclusion d’un accord de paix juste mais à un objectif unique : ‘We will win this war’  » : mais par quelle absurdité logique faudrait-il que le but d’une opération militaire ne soit pas la victoire et la sécurité de son pays mais la préservation des agresseurs ? Et pourquoi exiger d’une université qu’elle désavoue son propre pays qui plus est démocratique ?

Par ce parti pris, ce discours se positionne contre la guerre défensive d’Israël, ce qui ne possède d’autre interprétation qu’un soutien à l’action terroriste qui le frappe. La torsion axiologique la plus hypocrite est de faire cela au nom de la paix et de l’humanisme. Ce ressort éculé de la rhétorique la plus caricaturale repose sur l’appropriation de valeurs consensuelles (« paix », « humanisme ») pour les mettre à la disposition de l’antisémitisme djihadiste. Le réel est ainsi congédié de manière radicale puisqu’Israël a beau être attaqué, c’est lui qui devrait être puni de sa guerre défensive.

La députée Caroline Yadan a déposé une nouvelle proposition de loi à l’Assemblée nationale afin de lutter contre « les formes renouvelées d’antisémitisme » élargies à des formes plus insidieuses qui comprennent la haine (vertueuse) d’Israël puisqu’il est démontré que certaines formes de haine d’Israël relèveraient de la nouvelle judéophobie.

[1]Les signataires 

1. Céline Masson, psychanalyste, université de Picardie Jules Verne

2. Jean Szlamowicz, linguiste, université de Bourgogne

3. Monica Hubelé, gestionnaire, université de Strasbourg

4. Martine Benoit, germaniste, université de Lille

5. Nathalie Heinich, sociologue, CNRS-EHESS

6. Freddy Raphaël, sociologue, université de Strasbourg

7. Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées, CNRS

8. Olivier Riou, physicien, université Paris-Est Créteil

9. Caroline Calba, angliciste, université de Strasbourg

10. Joëlle Allouche-Benayoun, psychosociologue, CNRS

11. Isabelle de Mecquenem, philosophe, université de Reims Champagne-Ardenne

12. Danielle Delmaire, historienne, université de Lille

13. Thierry Roos, chirurgien-dentiste, université de Strasbourg, UBFC

14. Gérard Rabinovitch, philosophe, directeur Institut européen Emmanuel Levinas

15. Gérard Bensussan, philosophe, université de Strasbourg

16. Jean Sibilia, hospitalo-universitaire

17. Michel Messu, sociologue, université de Nantes

18. Dominique Schnapper, sociologue, EHESS

19. Michèle Tauber, littérature hébraïque, université de Strasbourg

20. Claudio Rubiliani, biologiste, université d’Aix-Marseille

21. Benjamin Enriquez, mathématicien, université de Strasbourg

22. Claude Habib, littérature française, université Sorbonne nouvelle

23. Ygal Fijalkow, sociologue, université de Toulouse

24. Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue, CNRS

25. Hubert Heckmann, lettres, université de Rouen

26. Emmanuelle Hénin, lettres, Sorbonne Université

27. Jean Giot, linguiste, université de Namur

28. Renée Fregosi, philosophe et politologue, université Sorbonne Nouvelle

29. Albert Bensman, hospitalo-universitaire, Sorbonne Université-UPMC

30. Wiktor Stoczkowski, anthropologue, EHESS

31. Thierry Lamote, psychanalyste, université de Lorraine

32. Jessica Choukroun-Schenowitz, psychologue, université Côte d’Azur

33. Claude Cazalé, italianiste, université Paris Ouest Nanterre La Défense

34. Anne Karila, germaniste, université de Lille

35. Marie Brunhes, germaniste, université de Lille

36. Andrée Lerousseau, germaniste, Uuniversité de Lille

37. François Rastier, linguiste, CNRS

38. Benjamin Baldous, juriste, Uuniversité de Strasbourg

39. Ilanit Ben-Dor Derimian, études hébraïques, Uuniversité de Lille

40. Mickaël Ohana, hospitalo-universitaire, Université de Strasbourg

41. Pierre Manent, philosophe, EHESS

42. Philippe Raynaud, politologue, Université de Panthéon-Assas

43. Xavier-Laurent Salvador, linguiste, Université Sorbonne Paris nord

44. Jean Wolff, physicien, CPGE, Strasbourg

 

à propos de l'auteur
Isabelle de Mecquenem est agrégée de philosophie et membre du Conseil des sages de la laïcité du ministère de l'Éducation nationale. Elle dirige avec les professeurs Martine Benoit (Université de Lille) et Céline Masson (Université d'Amiens) un réseau universitaire de recherche sur le racisme et l'antisémitisme (RRA) qui a organisé un cycle de conference sur l'antisémitisme et l'antisionisme. Elle a aussi contribué au collectif “L'Antisemitisme contemporain en France : émergences ou rémanences ? “ sous la direction de C.Attias-Donfut, J. Allouche-Benayoun, G. Jikeli & P. Zawadzki (Hermann, 2022).
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