Plaidoyer en faveur du Rasha – Éloge du doute

Illustration. Table de Seder avec vin, matza et assiette de Seder. (Crédit : en.wikipedia CC BY 2.5 / Gilabrand)
Illustration. Table de Seder avec vin, matza et assiette de Seder. (Crédit : en.wikipedia CC BY 2.5 / Gilabrand)

Comme chaque année dans la plupart des foyers juifs, le Seder de Pessah verra le moment où sera racontée cette fable traditionnelle dans laquelle il est question de quatre enfants désignés tour à tour :

חכם – רשע – תם – שאינו יודע לשאול

Le premier, Hakham, qui peut se traduire par « l’intelligent » ou « le sage », présente les qualités de l’enfant modèle que tout parent juif religieux aimerait voir se développer pour sa progéniture. À la lecture de la Haggadah, un autre qualificatif vient à l’esprit pour décrire le personnage: c’est le soumis à la tradition.

Le deuxième, Rasha, qui peut se traduire par « l’impie » ou « le méchant » présente les défauts que tout parent juif religieux aimerait ne pas voir se développer pour sa progéniture. À la lecture de la Haggadah, un autre qualificatif vient à l’esprit pour décrire le personnage : c’est le rebelle à la tradition.

Les deux autres figures (le simple et celui qui ne sait pas demander) sont également intéressantes mais hors champ de cet article

De ces quatre personnages[1], le Rasha est celui qui présente le caractère le plus noir, au point que, nous dit le texte, « s’il avait été présent en Égypte, il n’aurait pas été sauvé comme ses frères » ; ce qui quelque part équivaut à une condamnation à un esclavage perpétuel ! Mais quel crime aurait donc commis cet enfant Rasha pour faire l’objet d’une telle sentence ? Là encore, le texte est assez clair : son crime impardonnable est le doute.

Comme il n’est qu’un enfant ou un pré-adolescent, ce doute s’exprime de manière impertinente vis-à-vis de son entourage, mais ce qui est définitivement mis en cause dans cette séquence du Seder est bien cet aspect de rébellion envers une croyance et une tradition dans lesquelles il ne se reconnaît plus. Pourquoi tant de haine pour ce jeune garçon alors que la curiosité doublée d’un certain scepticisme sont des qualités reconnues comme ayant permis d’énormes progrès dans la civilisation et dans les avancées scientifiques ou éthiques ?

Le problème est que dans un univers de croyances irrationnelles, tout doute est dangereux car susceptible de déstabiliser un édifice fragile, car ne reposant que sur une stricte observance de la Halakha accompagnée de rites contraignants que les ouailles sont dressés à respecter depuis leur plus jeune âge ; puis ultérieurement à transmettre, quelque soit le prix de ces prescriptions en termes de Raison. Cet édifice postule l’existence de Dieu, la vérité absolue du récit biblique et le strict maintien d’un ensemble de prières et de pratiques devenues hors sol au XXIe siècle.

Dans ce monde borné dans lequel de nombreux sages et savants se sont inscrits, casuistiques et exégèses pullulent mais se raccrochent toujours aux filets de sécurité constitués par cette foi revendiquée comme inébranlable et infalsifiable.

Par exemple, au lieu de voir le patriarche Abraham comme une figure quelque peu dérangée qui aurait conçu le projet sinistre de tuer son propre fils au nom de directives extra terrestres qui l’auraient saisi, des générations entières de jeunes Juifs sont invitées à voir un saint homme dans ce personnage. Des myriades d’analyses ont été proposées pour tenter d’expliquer et de justifier cette intention criminelle, mais reste que celle-ci serait aujourd’hui très sévèrement jugée et punie dans tout tribunal qui se respecte.

Ces exégèses, aussi éloquentes soient elles, reposent toutes sur l’existence d’un Dieu unique, puissant et miséricordieux avec lequel une alliance se serait nouée au cours de ce sordide épisode. Sans ce credo chevillé au corps, le pauvre Abraham flanqué de ses attributs de Saint Patriarche redevient juste une personnalité incertaine qu’il aurait impérativement fallu empêché de nuire en menant à bout ce projet d’infanticide.

Ainsi une fois fixées les règles de base de cet univers fantasmé, tous les commentaires du monde peuvent être formulés mais ils n’auront de sens que rapportés au postulat de l’existence du Tout Puissant, à la vérité du texte qui nous a été légué et à une fidélité aveugle aux pratiques de nos aïeux.

Plutôt que d’agresser sa famille, avec d’ailleurs une mise en scène irrespectueuse pour ses proches par des propos désobligeants sciemment mis dans la bouche de ce gamin qualifié de « méchant », ou Rasha, le récit du Seder aurait pu lui faire énoncer un florilège de questions, aussi simples que banales, auxquelles les sages juifs sont assez désarmés pour fournir des réponses substantielles abordant le fond des choses:

  • Si Dieu est si puissant et si miséricordieux au point de tout voir et de tout contrôler, pourquoi autorise-t-il tant de malheurs en ce bas monde, quand il ne les provoque pas sciemment[2] ?
  • Et puisqu’il met tant d’obstacles à la paix et au bien être des populations, comment rendre compte de la dévotion des fidèles à son égard ?
  • Pourquoi le Maître de toute chose a-t-il besoin qu’on le loue en permanence par un ensemble de prières qui en toute logique devraient lui apparaître aussi obséquieuses que dérisoires ?
  • Et s’il n’a que faire de celles-ci, quel sens donner à ces milliers d’heures passées à le louer quotidiennement ?
  • Comment se fait-il qu’au XXIe siècle, les figures morales qui font encore et toujours référence dans les milieux religieux soient des personnages comme les patriarches, ayant vécu à des époques où l’esclavage était courant et admis, la femme était considérée comme une marchandise, la terre était plate, les droits de l’homme un concept inexistant, etc… ?
  • Pourquoi la Bible qui aurait été, nous dit-on, écrit sous inspiration divine et qui traite abondamment de la création du monde, ne dit rien sur des sujets aussi divers que l’existence du continent américain ou de l’Asie orientale, la domination des dinosaures pendant des millions d’années et leur disparition brutale, l’existence de microbes, l’agencement des planètes dans le cosmos, etc… ?
  • Comment interpréter l’existence du mal en ce bas monde si l’Éternel est considéré comme comptable de tout ce qui existe sur terre ?
  • Quels enseignements peut-on attendre d’une tradition multimillénaire qui a tant de prétentions morales pour aborder les innombrables questions éthiques pressantes de notre époque moderne ? Parmi celles-ci, citons pêle-mêle la procréation médicalement assistée, la place accordée à l’Intelligence Artificielle, les problèmes écologiques qui menacent notre planète, les valeurs de nos démocraties, etc… Aussi importantes que ces questions soient, ce n’est à l’évidence pas le récit biblique ni ses commentateurs ou interprètes autoproclamés qui pourraient nous éclairer un tant soit peu ces sujets complexes.
  • Pourquoi dans les milieux religieux tant d’importance accordée aux penseurs anciens tels Rashi, Maïmonide, Yehuda Halevi ou Caro, et si peu à d’innombrables autres philosophes et intellectuels plus modernes qui ont considérablement fait avancer les idées : Aristote, Erasme, Kant, Marx, Freud, Voltaire, Spinoza, Rousseau, Smith, Darwin, etc… ? Ou plus près de nous : J. Diamond, S. Pinker, Y. Harari, J. Haidt, D. Kahneman, etc…

En fait, dans toutes les prières de la tradition, la description du Seigneur est assez semblable à celle qui aurait pu être faite des grands tyrans des époques où la Bible aurait été écrite : Nabuchodonosor, les Pharaons, et autres Moloch réels ou imaginaires de ces temps anciens. Et les lois qui régissent la conduite à tenir vis-à-vis de ce Dieu tout puissant auraient tout aussi bien pu s’appliquer aux dirigeants cruels de ces périodes antiques reculées.

D’ailleurs, le Rasha pourrait faire valoir que le récit du Seder Pessah se trahit quelque peu lorsque la fameuse injonction faite au Pharaon est énoncée :

Laisse partir mon peuple.

En réalité, cette injonction, parfois invoquée à notre époque moderne comme une ode à la liberté, est complétée par une périphrase beaucoup moins citée :

Laisse partir mon peuple afin qu’il puisse me servir.

Ce qui laisse entendre que le peuple juif pourrait être passé d’un esclavage vis-à-vis du tyran Pharaon en Égypte à un autre asservissement non moins exigeant vis-à-vis de l’Éternel en pays de Canaan.

Alors on connaît tous les contre arguments qui sont opposés à une vision athée du monde, et que le Hakham si exemplaire aurait pu déclamer si la Haggadah avait été plus copieuse qu’elle ne l’est déjà :

  • Les athées n’auraient aucune vision alternative du monde à proposer.

Comme si l’absence d’alternatives plausibles devait mécaniquement valider la thèse religieuse qui s’affirme avec tant de force et prétend détenir une Vérité, sans qu’absolument rien ne puisse la démontrer ou l’étayer.

  • Les athées ne fournissent aucune clef pour nous réconcilier avec le constat désespérant de notre condition humaine, soit notre finitude.

C’est sans doute vrai mais de ce point de vue, les comptes de fée de notre enfance ou les délires de certaines sectes ne sont alors pas moins mal placés pour répondre à ces peurs légitimes. Par ailleurs, cet argument suggère que la religion ne prospère que sur les angoisses de notre espèce par rapport à l’issue ultime qui attend chacun de nous.

  • Le respect élémentaire pour nos ancêtres et aïeux nous imposerait de perpétuer cette tradition immémoriale qu’ils nous ont léguée et qu’il importe de transmettre.

Ce que l’on omet de dire, c’est que loin d’être figée, cette tradition est en réalité plurielle et a beaucoup évolué au fil du temps[3]. Quant à la transmission qui est devenue si importante aux yeux de certains, l’accent est systématiquement mis sur l’action de transmettre au détriment du contenu à transmettre, et surtout de sa pertinence.

Alors le Rasha aurait-il raison sur toute la ligne et dans cette séquence, le Hakham serait-il l’idiot utile d’un héritage spirituel fantaisiste et dépassé dans notre monde moderne ? La réponse est en réalité plus complexe au vu du phénomène régulièrement constaté par tous les sociologues : face aux difficultés de la vie, les croyants sont en général plus heureux que les athées. Ils ont plus de facilités à donner un sens à leur existence, ont une vie sociale plus riche ponctuée par d’innombrables occasions de sociabilité et de réjouissances : minyan, Shabbat, fêtes, naissances, bar/bat mitzvot, brit milah / brita, shiva, etc… Côté athées, de telles occasions de se rassembler et de communier sont bien plus rares, et pour certains se résument aux obsèques de proches, avec d’ailleurs des cérémonies souvent creuses lorsque leur ont été ôtés l’apparat et la solennité proposés par les rituels funéraires religieux traditionnels.

Si l’objectif de chacun dans son existence sur terre est de vivre dans des conditions décentes, au sein d’une communauté vibrante en donnant du sens à un parcours qui soit plus motivant que le fameux mythe de Sisyphe si brillamment décrit par Albert Camus, il est indéniable que la voie positive, quoiqu’illusoire, proposée par le Hakham sera toujours plus stimulante que celle dubitative éructée par le Rasha.

Mais ce dilemme évoque certaines situations littéraires telles celle proposée par le roman Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, ou bien celle suggérée par la fameuse scène culte des pilules rouge et bleue[4] présentée dans le film Matrix des frères Wachowski. Dans les deux cas, un choix cornélien est proposé :

  • Soit vivre relativement heureux dans une bulle où tout n’est qu’illusions mais faire en sorte que notre passage sur terre soit le plus heureux ou serein possible tout en faisant sens. C’est la posture du Hakham qui accepte tout, sans vraiment s’interroger sur les ressorts d’une tradition à laquelle il s’adonne, se soumet et s’aveuglera tout au long de sa vie d’adulte.
  • Soit accepter et assumer la détresse de la condition humaine en s’interrogeant encore et toujours sur le sens de la vie, tout en restant conscient que cette quette de sens n’aboutira pas et demeurera vaine. C’est la posture du Rasha qui n’a aucune alternative positive et plausible à proposer à sa remise en question.

La dernière phrase de l’essai d’Albert Camus, « il faut s’imaginer Sisyphe heureux » – où une introspection permanente est proposée en lieu et place d’un faisceau de certitudes aussi confortables et rassurantes que factices – est une injonction à laquelle peu de personnes peuvent se résoudre. D’où le plan B constitué par la posture du Hakham qui ne s’encombre pas de tant d’interrogations, en suivant servilement la voie de ses ancêtres.

Mais d’un autre côté, que deviendrait le Rasha sans sa ferme opposition au Hakham ? D’une certaine manière, c’est cette opposition qui lui donne une identité, et sans la présence du Hakham et de la tradition qu’il incarne, ce Rasha ne pourrait plus s’affirmer et clamer haut et fort en s’inspirant de Descartes : « Je conteste donc je suis ».

D’où la nécessité de l’existence de tous pour communier dans les environnements sociaux proposés par les multiples fêtes juives, en particulier celle du Seder de Pessah. Mais si beaucoup d’athées expriment une grande indulgence vis-à-vis de cette figure du Hakham, le Rasha est quant à lui toujours vu par les religieux sous une lumière négative, et c’est pourquoi il est impératif de lui redonner des lettres de noblesse.

Concluons avec une histoire juive.

Un Juif auparavant pieux vient voir son rabbin en proie à une grande angoisse :

« Rebbe, Rebbe, c’est une catastrophe : je ne crois plus en Dieu. »

Et le rabbin de lui répondre :

« Le Dieu auquel tu ne crois plus, je n’y crois pas non plus » !

Cette élégante boutade, où le rabbin joue en quelque sorte le rôle du Hakham et le Juif angoissé venu le solliciter celui du Rasha qui se fait gentiment rabroué, est en fait une pirouette en trompe l’œil à laquelle on pourrait imaginer une suite, avec le hozer be sheela[5] qui rétorquerait :

Alors décris-moi le Dieu auquel tu crois et je te décrirai le Dieu auquel je ne crois plus.

On imagine que si la tâche de ce Rasha là aurait pu être relativement facile, celle du rabbin Hakham se révèlerait autrement plus délicate, quand bien même celui-ci vivrait une existence plus sereine et plus heureuse que celle de son interlocuteur tourmenté.

[1] Notons qu’il ne s’agit que de quatre garçons et que, bien évidemment pour une tradition d’un autre âge, les filles n’ont aucune autre place dans une telle cérémonie que celle de mettre en valeur leurs proches masculins – conjoint, père, frères ou fils – qui auront la vedette ce soir-là en présidant cette fête de Pessah.

[2] La Bible regorge d’épisodes extrêmement violents que le Très Haut aurait lui-même déclenchés, voire encouragés : Le cataclysme du déluge — l’éradication de Sodome et Gomorrhe où même bébés et enfants, a priori innocents de tout pêché, devaient périr nous rapporte le texte — les massacres qui ont suivi le fameux épisode du Veau d’Or où plus de 3000 Hébreux auraient été passés au fil de l’épée pour avoir douter du retour de Moïse — la conquête guerrière du pays de Canaan sans aucune considération pour les autochtones qui vivaient dans cet espace et furent victimes de ce que l’on désignerait aujourd’hui sous le terme peu glorieux de nettoyage ethnique, etc…

[3] Dans ce registre, on peut se demander pourquoi l’écrasante majorité des Juifs religieux ne sont probablement pas partisans d’une reprise des sacrifices d’animaux dans le temple de Jérusalem qui, au temps de sa splendeur, le faisait ressembler à un immense abattoir d’où dégoulinaient des rivières de sang nous rapportent certains témoignages.

[4] Cette scène peut être visualisée via ce lien.

[5] Hozer be Sheela (חוזר בשאלה) peut se traduire grossièrement par « celui qui a perdu la foi », ou bien dans une traduction mot à mot « celui qui revient à la question ».

à propos de l'auteur
Franco-Israélien né à Paris (France) en 1954, David Musnik vit en France avec un passage de plusieurs années en Israël dans les années 1970’s. Diplômé du Technion en 1977 dans la faculté "Electrical Engineering", puis mobilisé dans Tsahal pendant presque 3 années. Informaticien retraité spécialisé dans l’ingénierie documentaire.
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