Pessa’h, le coeur si lourd

Le rabbin Yaakov Baruch regardant des affiches avec les noms et les photos d’Israéliens pris en otage par le Hamas. (Crédit : Yaakov Baruch via JTA)
Le rabbin Yaakov Baruch regardant des affiches avec les noms et les photos d’Israéliens pris en otage par le Hamas. (Crédit : Yaakov Baruch via JTA)

« En quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits? », demanderont dans quelques jours les enfants dans des dizaines de milliers de foyers juifs en Israël et à travers le monde, et pour ceux qui feront le « séder » traditionnel, les réponses seront données comme chaque année. Nombreux, très nombreux, seront pourtant ceux qui, dans leur for intérieur, penseront que ce Pessa’h 2024 est un Pessa’h sans précédent, au moins depuis les années de l’après-Shoah, trop différent pour que l’âme puisse vraiment en tirer la chaleur et la joie qu’elle y trouvait traditionnellement.

Pessa’h incarne très bien la dualité classique des sentiments dans le judaïsme, soit la mémoire des épreuves passées et l’espoir d’un avenir meilleur, le souvenir des fers de l’esclavage et les exaltations d’une liberté enfin conquise, et qu’il faudra défendre.

Pour les croyants, c’est le récit d’une intervention divine, ponctuée de miracles, au terme de laquelle notre peuple asservi va recouvrer sa liberté. Certains s’interrogent sur l’authenticité-même du récit: que 600.000 personnes aient tourné 40 ans dans un désert certes étendu, mais qui n’est quand même pas le Sahara, sans qu’on y trouve pratiquement aucune trace de ce passage, pose en effet question; mais mythe ou pas mythe, le récit est exaltant, il enflamme l’imagination et pose les bases d’une conscience nationale juive certes bien ardue à définir, mais qui a maintenu la cohésion d’un peuple dispersé aux quatre vents pendant deux millénaires.

Le texte en lui-même est d’une grande richesse, et incite à la réflexion, si on ne le débite pas machinalement. Pour ma part, j’ai toujours eu un problème avec la dernière des dix plaies infligées selon lui à l’Egypte, c’est-à-dire la mort de tous les nouveaux-nés, qui répondait à l’édit du Pharaon prévoyant la même mesure inhumaine envers les nouveaux-nés juifs (Exode/Shemot 1, 16-22); qu’un dieu se comporte avec la même cruauté qu’un despote humain m’a toujours paru plus que dérangeant. D’autre part, pourquoi la divinité décide-t-elle d’ « endurcir le coeur de Pharaon » (Exode/Shemot, 9, 12), créant ainsi a priori le mécanisme qui va finalement détruire l’Egypte, sans donner à la réflexion humaine de la Cour égyptienne la possibilité d’éviter le désastre? C’est une autre question qui pour moi, qui ne suis qu’un juif simple et certes pas expert en exégèse biblique, crée un malaise. Mais ceci dépasse évidemment les limites de ce modeste blog.

Pessa’h est une fête qui permet à tout le monde de s’y retrouver. Pour les croyants, tout est clair; pour les autres, en particulier ceux qui ont adopté les contenus promus par le sionisme moderne, elle se célèbre dans l’optique nationale, c’est la « Fête de la liberté » (« ‘Hag ha’Herout »), et/ou agricole la « Fête du Printemps » (« Hag haAviv »), sans oublier un contenu social pionnier : c’est la première révolte d’esclaves relatée dans l’Histoire de l’humanité.

Pessa’h est donc aussi la fête de l’espoir, de l’avenir, mais voilà, cette année il sera très difficile de le trouver, cet espoir, au vu d’une actualité tragique qui semble parfois remettre en cause les fondements du projet sioniste tout entier.

Au moment où ces lignes sont écrites, à la veille de la fête, 133 otages sont toujours prisonniers à Gaza, et parmi eux 37 ne sont plus en vie. Le sort des autres inspire la plus grande inquiétude. On ne voit pas la fin de leur calvaire, on essaie de chasser les pensées sur leur chance de revenir vivants de leur captivité. Un terrible doute ronge nombre d’entre nous en Israël: et si, aux côtés des soldats prisonniers, ces otages n’avaient pas été des membres de kibboutzim et des jeunes qui avaient dansé toute la nuit de shabbat au son de la musique trans, mais bien des jeunes d’une yéchiva de Netivot, des jeunes religieuses d’Ofakim et des membres de la branche du Likoud de Sderot? Auraient-ils eux aussi continué à croupir dans leur détention et à subir ce que nous savons désormais, plus de six mois après leur capture, après avoir été abandonnés à leur sort par un gouvernement qui, contrairement aux chefs de Tsahal, du Mossad et du Shin Bet, ne songe pas une minute à reconnaître sa responsabilité dans leur malheur? Cette question, que nous sommes nombreux à nous poser, déchire le cœur.

Et il ne s’agit pas seulement des otages: ce sera le premier séder sans plus de 600 soldats et soldates tués au combat, laissant derrière eux tant de jeunes veuves, compagnes et compagnons, et des centaines d’orphelins; ce sera le premier séder de milliers de blessés dans leur chair et dans leur âme, post-traumatisés à vie, et que feront loin de chez eux des dizaines de milliers de citoyens israéliens réfugiés depuis plus de six mois dans leur propre pays, que ce soit ceux du pourtour de Gaza ou ceux du nord du pays, comme mes amis du kibboutz Sasa.

Rarement aussi la fracture dans la société israélienne a-t-elle été aussi profonde entre ceux qui servent et sont prêts à tout donner, et ceux pour qui tout cela est très loin. Ces derniers ne se préoccupent que d’une seule chose : le bon fonctionnement du ministère des Finances, qui est responsable du flux des subventions, réductions en tout genre et autres faveurs grâce auxquelles ils vivent dans ce pays dont ils méprisent ouvertement et radicalement la culture, les fêtes, les symboles et la nature-même. Partenaires privilégiés d’un Netanyahou plus centré que jamais sur ses intérêts personnels, sur sa survie politique, ils donnent libre cours à leur indifférence face à tous les drames que nous vivons ces derniers mois. Alors que certains jeunes orthodoxes sautent le pas et s’enrôlent, bien trop peu, isolés certes, mais dignes d’estime, le ministre orthodoxe du Logement Itzhak Goldknopf demandait ainsi en février dernier, en pleine guerre, « Pour qui cela va-t-il mal ici? » (1) et le député Itzhak Pindrus, orthodoxe lui aussi, lance à un parent d’otage venu protester à la Knesset contre le départ des députés en vacances parlementaires, comme s’il n’y avait ni la guerre, ni les otages « Yalla, yalla », c’est-à-dire « Allez, dégage! » (2)

À tout cela, il faut encore ajouter bien évidemment les suites de l’attaque iranienne de la nuit du samedi 13 au dimanche 14 avril derniers, repoussée de manière spectaculaire par le système de défense anti-aérien Dôme de fer et avec l’aide de nos alliés, en particulier américains. Un succès majeur, obtenu grâce à une coopération qui a inclus aussi certains pays occidentaux et arabes, fait d’une très grande importance, mais qui a aussi montré aussi qu’Israël, contrairement à ce que veut une certaine mégalomanie dans nos rangs, ne pourra se défendre de manière aussi magistrale s’il ne prend pas en ligne de compte les positions de ces mêmes alliés et finit par rester seul face à la menace. L’atmosphère plombée par l’incertitude sur la réaction d’Israël à cette gravissime agression iranienne et la possibilité d’un embrasement général de la région ajoute encore, on l’imagine, à la déprime ambiante.

À ce stade, certains citeront Golda Meïr, qui disait que « le pessimisme est un luxe qu’un juif ne peut pas se permettre ». A quoi d’autres répondront qu’il ne s’agit pas de pessimisme, que le réalisme suffit.

On se souviendra d’autre part de ces « séders » faits dans les ghettos, aux temps des pires persécutions, de l’Europe médiévale à celle du siècle passé, et on se rappellera alors que nous ne sommes plus dans de telles situations, mais bien avec un Etat moderne et puissant, dont il faut espérer que, même s’il a été et reste sévèrement ébranlé par les événements du 7 octobre 2023, dont je ne crois pas que nous ayions encore pris la pleine mesure, il saura se reprendre, se redonner prochainement un leadership digne de lui, pour continuer à être au coeur du destin du peuple juif.

Ballotté entre toutes ces réflexions, ces doutes et ces angoisses, le cœur voit venir avec tristesse un Pessa’h trop différent pour être vraiment ce qu’il aurait dû être, ce qu’il était avant ce 7 octobre, où tout s’est cassé.

Essayons malgré tout d’en tirer le meilleur, ne fût-ce que pour les enfants et petits-enfants, qui ont droit à leur fête et à une apparence de normalité, eux qui ont déjà si lourdement payé le prix de cette période dramatique.

Et n’oublions pas de laisser une seconde chaise vide, à côté de celle du prophète Elie : celle pour un otage, car sans le retour de ceux qui sont encore en vie, mais pour qui chaque journée peut être la dernière, nous ne pourrons nous targuer d’aucune « victoire ».

https://www.youtube.com/watch?v=84kucwll7xY , en hébreu
https://www.youtube.com/watch?v=T0qxfBaMP5A , en hébreu

à propos de l'auteur
Né à Bruxelles (Belgique) en 1954. Vit en Israël depuis 1975. Licencié en Histoire contemporaine de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Ancien diplomate israélien (1981-1998) avec missions à Paris, Rome, Marseille et Lisbonne et ancien directeur de la Communication, puis d'autres projets au Keren Hayessod-Appel Unifié pour Israël (1998-2017).
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