Paul et Jésus, deux mondes différents 

La Conversion de Saint Paul par Francisco Camilo (1667), musée de Ségovie (Casa del Sol), Espagne. (Credit: Domaine public)
La Conversion de Saint Paul par Francisco Camilo (1667), musée de Ségovie (Casa del Sol), Espagne. (Credit: Domaine public)

Il est courant de considérer Jésus comme le fondateur du christianisme, à l’instar de Mahomet pour l’islam, de Bouddha pour le bouddhisme ou encore de Moïse en tant que rédacteur de la Torah. Cependant, de nombreux chercheurs attribuent à Paul un rôle déterminant dans la naissance du christianisme. Par son activité missionnaire et sa capacité à transiger avec les lois bibliques, Paul a développé une théologie structurée qui a favorisé l’émergence de communautés chrétiennes organisées à travers l’Empire romain.

Les chercheurs israéliens mettent souvent en avant les origines galiléennes de Jésus et son attachement aux lois de la Torah. Joseph Klausner et David Flusser, par exemple, ont présenté une image apologétique de Jésus en le décrivant comme un prophète judéen. Flusser a même affirmé que Jésus était « l’un des plus grands esprits de son temps ». Certains intellectuels israéliens ont cherché à disculper les dirigeants judéens de toute responsabilité dans la condamnation de Jésus, insistant sur le fait que sa crucifixion fut avant tout l’œuvre des Romains.

Ces chercheurs considèrent souvent Paul comme le véritable créateur du christianisme tel que nous le connaissons. En détachant les disciples de Jésus des lois judéennes, Paul a amorcé un processus que Marcion (110-160) allait pousser encore plus loin, en prônant une rupture totale entre le christianisme et l’Ancien Testament. Après la crucifixion, Jésus devient, dans les écrits de Paul, une figure divine, coupée de ses racines judéennes, bien loin de l’agitateur qui voulait libérer son peuple du joug romain. Selon cette perspective, Paul aurait dénaturé le message du Jésus historique, et ses écrits auraient donné naissance à une religion qui, des siècles plus tard, se signalera par les croisades et les persécutions des Juifs.

Au fil des siècles, une abondante littérature s’est développée autour d’un scénario récurrent : « Que se passerait-il si Jésus revenait sur Terre ? ». Ce genre littéraire n’est pas apparu par hasard ; il met en lumière le gouffre qui s’est creusé entre le Jésus des Évangiles et le christianisme institutionnalisé par Paul, devenu religion officielle dans l’Empire romain. Jésus croyait à l’imminence de la fin du monde et à l’avènement du « Jour du Seigneur », mais ce jour n’est jamais venu, et l’histoire a suivi son cours. Il serait alors profondément déçu de constater que le Royaume d’Israël n’a pas été restauré, que la domination romaine s’est intensifiée, et que l’Empire exerce un contrôle exclusif sur sa terre natale.

Jérusalem a été rebaptisée Aelia Capitolina, et les nouveaux disciples de Jésus pèlerinent à Bethléem, visitent son tombeau à Jérusalem et arpentent le chemin de la Croix jusqu’au lieu de sa crucifixion, transformant ainsi ces lieux de souffrance en sanctuaires sacrés. Les Romains, venus des quatre coins de l’Empire, revendiquent le titre de « véritable Israël », reléguant les Juifs au statut de communauté tolérée, parfois persécutée, et même qualifiée de « fils du diable » (Jean 8:44).

De son vivant, Jésus n’a jamais croisé d’individus parlant grec ou latin, et ne comprenait probablement que l’araméen. S’il entrait dans une église aujourd’hui, il constaterait avec stupeur que la Bible hébraïque a été reléguée au second plan et que les fidèles ne lisent plus que le Nouveau Testament. Il y apprendrait qu’il n’est pas seulement un guérisseur galiléen, mais aussi le Fils de Dieu, voire Dieu lui-même, partageant la même essence que le Père. Face aux somptueuses églises érigées en son honneur et en celui de sa mère – qu’il avait reniée – il murmurerait, désolé : « Si seulement j’avais eu un toit au-dessus de ma tête de mon vivant… ». Il n’a connu que de modestes villageois qui se plaignaient sans cesse de la bourgeoisie Judéenne et de l’occupation romaine.

En confrontant les Épîtres et les Actes des Apôtres aux Évangiles, on mesure l’écart entre le monde de Jésus et celui de Paul. Jésus était un guérisseur populaire vivant au milieu de pêcheurs au bord du lac de Tibériade. Paul, lui, était un intellectuel cosmopolite, formé dans une Cilicie hellénisée, qui parcourait les grandes cités de l’Empire. Tandis que Jésus parlait probablement un hébreu galiléen, Paul écrivait en grec et possédait peut-être des notions de latin. L’un était un prophète rural, l’autre un penseur urbain. Tout distingue ces deux figures qui ne se sont jamais rencontrées.

Dans les Évangiles, Jésus apparaît comme une figure ancrée dans la ruralité, tandis que Paul, homme de lettres et de culture, évoluait aisément parmi les Judéens et les Grecs, dialoguant dans leur langue et partageant leur univers intellectuel. Il savait marier des arguments rationnels à une dose calculée de mysticisme et de récits de miracles, qui suscitaient un vif engouement parmi les classes populaires, particulièrement dans le climat eschatologique de l’époque. Ses écrits contrastent avec la narration plus élémentaire des Évangiles, révélant un fossé intellectuel frappant entre lui et les pêcheurs illettrés de Galilée. Dans les Épîtres, Jésus est présenté comme un être humain ressuscité, le « Fils de Dieu », une figure idéalisée, presque divine. Le contraste entre le Jésus galiléen et le Jésus divin de Paul est si marqué qu’il est difficile de les envisager comme un seul et même personnage.

Paul apparaît comme un réformateur audacieux et visionnaire, prêt à faire des compromis pour adapter sa doctrine au monde globalisé de l’Empire, à l’instar de figures telles que Flavius Josèphe, Philon d’Alexandrie, et plus tard Saadia Gaon et Maïmonide. Il rejeta certains préceptes de la Torah, qu’il considérait obsolètes, pour les remplacer par une foi mystique centrée sur la résurrection du Messie, substituant ainsi des pratiques rituelles ancestrales à une croyance plus accessible. Sa tâche était ardue : il raconte avoir été battu et chassé à plusieurs reprises des synagogues où il prêchait, mais jamais il ne renonça.

Sa réforme suscita d’intenses rivalités au sein des partisans de Jésus, qui se fragmentèrent en diverses communautés aux courants opposés. Son approche réformiste s’inscrivait dans la continuité des mutations du culte judéen à l’époque hellénistique, lorsque les sages du Talmud instaurèrent un mode de vie distinct des pratiques de l’époque biblique. Les ajustements doctrinaux proposés par Paul, bien que pragmatiques, s’inséraient en partie dans la mission déjà entreprise par Pierre et Jacques auprès des Grecs. Il pouvait d’ailleurs s’appuyer sur les critiques virulentes des prophètes Amos, Osée, Michée de Morasha et Isaïe ben Amotz contre les sacrifices sanglants et les rites cultuels. Ainsi, ses prêches dans les grands centres culturels de l’Empire pouvaient être perçus comme une réforme interne au judaïsme plutôt que comme une rupture radicale.

Après la révolte contre Rome, les Judéens montrèrent peu d’enthousiasme à l’idée de reconstruire le Temple de Jérusalem, malgré l’autorisation impériale. L’affaiblissement du statut des prêtres profita aux Pharisiens, qui adaptèrent leur mode de vie aux attentes populaires. Ils auraient pu, dans cette logique, renoncer à certaines pratiques jugées problématiques, comme la circoncision, une mutilation rituelle symbolisant l’alliance avec Yahvé, mais qui, dans les conditions sanitaires de l’époque, présentait un risque élevé de mortalité infantile. De même, ils auraient pu lever les interdits alimentaires afin de favoriser l’intégration avec leurs voisins et permettre une sociabilité accrue autour des repas. Les adeptes de Jésus avaient anticipé ces enjeux bien avant les sages du Talmud et en tirèrent un avantage stratégique dans leur mission auprès des nations.

La définition de Jésus comme messie par ses disciples s’inscrivait dans un contexte marqué par une prolifération de figures messianiques, notamment à la veille de la révolte contre Rome. La véritable divergence entre les conceptions judéennes et la foi chrétienne repose sur cette interrogation essentielle : le messie doit-il venir, ou revenir ? Ainsi, le messianisme constituait un terrain d’entente entre les deux groupes.

Malgré les Épîtres de Paul, les premiers adeptes de Jésus continuaient d’observer les interdits alimentaires et de respecter le sabbat. Pendant près de deux siècles après la crucifixion, il restait difficile de différencier les Judéens des premiers Chrétiens, car aucune séparation nette n’avait encore été établie. Ce n’est qu’au début du IVe siècle que cette distinction devint explicite, sous l’impulsion des Hellénistes eux-mêmes, et non des Judéens de l’époque.

à propos de l'auteur
Yigal Bin-Nun. Historien. Chercheur à l'Université de Tel-Aviv à l'Institut Cohen pour l'histoire et la philosophie des sciences et des idées. Il est titulaire de deux doctorats obtenus avec mention à Paris VIII et à EPHE. L'un portant sur l'historiographie des textes de la Bible et l’aure sur l’histoire contemporaine. Il se spécialise en art contemporain, à la performance art, à l'inter-art et à la danse postmoderne. Il a publié deux livres, dont le best-seller Une brève histoire de Yahweh. Son nouvel ouvrage, Quand nous sommes devenus juifs, remet en question certains faits fondamentaux sur la naissance des religions.
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