Patience et dissuasion : l’Iran dans le temps de Dieu, non celui des hommes

Pour comprendre la mentalité perse dans la gestion des conflits et la dissuasion de l’agression, il faut remonter à des strates multiples d’histoire, de culture politique et de pensée stratégique, où se mêlent mythes, religion, philosophie et expérience géopolitique.
Comme toute civilisation millénaire, le Perse ne réagit ni dans l’urgence ni dans l’excès. Il élabore sa stratégie dans la durée, et fonde sa puissance moins sur la démonstration que sur une symbolique et un prestige patiemment accumulé.
Dans cette perspective, le temps n’est pas un adversaire à affronter, mais une contrainte positive à amadouer. Le temps devient un aspect encourageant. Un marathon à finir. Il ne s’agit pas d’une simple succession mécanique d’heures ou de jours, mais d’un processus qualitatif : un moment de maturation historique où convergent conditions d’action et impératifs de survie.
Le Perse, contrairement à ses frères arabes, prend le temps de prendre son temps. Un ancien Premier ministre qatari a surnommé cette qualité de stratégie de la pistache. L’empire perse pré-islamique a légué au subconscient collectif iranien une vision du temps comme un espace stratégique. Le peuple perse antique, structuré autour du zoroastrisme et d’une tradition monarchique centralisée, valorisait la grandeur longuement mûrie, la stabilité dynastique, et une certaine modération tactique face à l’ennemi.
Une nation qui compte son histoire en millénaires ne saurait trembler face à une décennie instable ou à une génération éphémère. Le temps n’est pas perçu comme une fuite en avant, mais comme un chemin vers un but, un train qui avance, imperturbable, vers une finalité civilisationnelle.
Ce passé, bien qu’antérieur à l’islamisation de la région, est encore mobilisé dans les représentations nationalistes contemporaines, y compris par certains courants laïques ou anti-cléricaux iraniens, qui s’identifient à la grandeur impériale sans adhérer au projet religieux du régime actuel. Ce n’est pas tant la nostalgie du passé qui anime cette temporalité stratégique, mais la volonté de raviver un prestige. L’héritage est réactivé comme source de dignité, non comme justification d’arrogance. Les activités religieuses servent de ciment à ce discours.
La droite conservatrice chiite est nourrie de stratégie de la patience. Depuis la révolution islamique de 1979, le régime des mollahs, théocratique et autoritaire, s’est fondé sur l’idéologie du velayat-e faqih (gouvernement du juriste-théologien). Ce régime n’est pas simplement religieux : il est le produit d’une institutionnalisation du chiisme politique dans une logique d’État moderne. Cette vision du temps irrigue profondément la pensée chiite, notamment depuis l’époque safavide (XVIe-XVIIIe siècle). Le fiqh politique chiite a progressivement institué la patience stratégique comme un principe fondamental dans les rapports de force. Il ne s’agit pas d’un retrait ou d’une abdication, mais d’une forme d’endurance, où l’attente devient elle-même une modalité d’action et un moteur de renforcement idéologique.
Du VIIe siècle à nos jours
L’exemple des Khorasaniens face aux Omeyyades[1] est emblématique : ils ne se sont pas insurgés à la première faille du pouvoir en place, mais ont attendu que la révolution s’enracine socialement, religieusement et politiquement.
À partir du VIIe siècle, l’Alîisme originel devient progressivement un chiisme politique, nourri d’une théologie de la marginalisation et de la patience rédemptrice. Avant de devenir une doctrine d’État sous les Safavides, le chiisme iranien plonge ses racines dans un Alîisme populaire, fait de loyauté aux descendants du Prophète et de contestation morale des califes. Ce courant marginalisé sera ensuite théologisé, codifié, puis instrumentalisé.
L’idée d’attendre l’imam caché (le Mahdi) devient centrale. Cette attente, devenue doctrine, enseigne que le temps n’est pas à craindre, mais à préparer : il faut que les conditions mûrissent avant de se révolter ou de triompher. La riposte immédiate n’est pas toujours signe de puissance ; parfois, c’est l’intelligence du long terme qui dicte l’attente.
Sous le régime des mollahs
Dans le système iranien contemporain, la dissuasion ne se limite ni à l’armement ni à la technologie. Elle est aussi, et peut-être surtout, d’ordre spirituel. Ce dernier est la véritable « souciance » du régime en place. Sans la religion et le message mahdiste, les colonnes du régime s’affaibliraient. La doctrine mahdiste, centrée sur l’attente eschatologique du Mahdi, constitue un pilier de cette approche. Loin d’être un simple mot d’ordre théologique, elle devient une grille de lecture stratégique.
Dans cette logique, l’attente du Mahdi devient un outil de dissuasion symbolique : le régime enseigne que le salut ne vient pas de la précipitation, mais d’un processus historique où l’ennemi finira par s’épuiser de lui-même. Ce message vise autant les ennemis extérieurs du régime des mollahs (notamment l’Occident ou Israël) que les contestataires internes, qu’ils soient religieux dissidents ou laïques.
L’attente du Mahdi devient acte politique : elle reconfigure la conscience collective autour d’une temporalité sacrée. La victoire, dans cette optique, ne jaillit pas dans la précipitation ; elle se manifeste lorsque les conditions historiques sont parvenues à maturité. Le temps n’est plus un fardeau, mais une matrice de légitimation.
Le peuple iranien contemporain, à cet égard, ne se confond pas avec le régime : une partie significative de la société, notamment les jeunes, les intellectuels, les minorités ethniques et religieuses, rejette cette vision apocalyptique du politique. Pourtant, l’appareil idéologique de l’État continue d’en faire le socle de sa stratégie de dissuasion, face à des adversaires jugés plus rapides mais moins profonds.
En conclusion
À la croisée de la religiosité et du nationalisme civilisationnel, la dissuasion du régime iranien actuel repose sur trois principes :
- la patience est vue comme une force différée, et non comme une faiblesse ;
- le temps comme espace de fermentation, non comme retard subi ;
- la mémoire comme socle indestructible, non comme relique du passé.
Aucune agitation politique, aucun régime transitoire ne saura effacer l’horizon que cette vision trace : celui d’un projet de civilisation fondé sur la fidélité à soi, la maîtrise du temps, et la profondeur symbolique de la mémoire.
À terme, ce ne sont pas les pressés qui gagnent, mais ceux qui savent attendre sans se perdre. Peu importe, la mémoire restera vive. tout régime politique est voué à disparaître, la mémoire, elle, perdurera.
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[1] Les Omeyyades (appelé « Sarrasins » par les chroniques de cette époque) sont une dynastie arabe qui gouverne le monde musulman de 661 à 750 puis Al-Andalus de 756 à 1031.