Pas en mon nom

Plus écouteuse que diseuse. Discrète mais présente. Silencieuse toujours et consultée parfois. Dans les cas difficiles. Outre sa personnalité, il y avait son âge avancé qu’elle n’évoquait jamais, son histoire d’enfant cachée dont elle ne disait rien, son aura universitaire dont elle n’usait jamais. Et en même temps, sa curiosité, son intérêt, sa participation.

Aussi, lorsqu’elle lui annonça son intention de retourner en Belgique, après quinze années de vie en Israël, il s’excusa mais lui en demanda plus. L’obligation d’honnêteté lui dit-elle. Le déséquilibre est devenu trop compromettant pour elle. Entre exactions israéliennes et menace existentielle, entre dévoiement du sionisme et résistance spirituelle. Jonathan lui proposa alors, compte-tenu de qui elle était, d’élucider sa décision devant tous. Pour tous. Elle acquiesça crânement.

L’antinomie, dit-elle. Ou la discordance, l’opposition, appelez ça comme vous voulez. Mais maintenant, insupportable pour elle, un déséquilibre croissant entre ce que fait, en son nom d’Israélienne, l’État de son pays, à Gaza et dans les territoires, et la nécessaire détermination d’annihiler toute menace contre son existence.

Débat cornélien en soi, elle le reconnaissait.

D’abord parce que, simple citoyenne comme eux, elle ne connaissait probablement que l’ombre des choses. Stratégie géopolitique cachée de l’omni-dominant parrain américain, de son bras armé en Israël, Kohelet. Omnipotence régionale d’une Arabie saoudite dominatrice et sûre d’elle-même. Feux du terrorisme islamiste entretenus par l’Iran… Donc, humilité.

Ensuite, le nécessaire respect des convictions opposées. Par respect de la démocratie. Par souci d’unité vitale. La ligne libérale, morale, égalitaire, ouverte, me semble infiniment supérieure à la ligne conservatrice, nationaliste, totalitaire, extrême. Mais comme Trump a été élu par sa majorité républicaine, le pilote du gouvernement actuel parvient à tenir hors de l’eau sa majorité législative. Pour preuve, la pauvreté programmatique alternative, la lâcheté idéologique d’une opposition transparente.

Mais. Mais toutes ces précautions prises, il n’empêche, la ligne rouge est franchie. Une guerre juste, de réaction à Gaza, puis au Sud Liban, qui devient à Gaza une guerre de vengeance, puis une guerre prétexte. Provoquant, en dehors de tout comptage absurde par le Hamas, morts et blessures massives d’une population civile, enfants, femmes, vieillards, hommes. L’errance permanente de toute une population affamée, la destruction de tout urbanisme, habitat, écoles, hôpitaux. Échouant en partie dans ses deux objectifs contradictoires. Avec une liste sans fin de soldats israéliens tués ou blessés. Avec l’incapacité à faire revenir tous les otages auprès de leur famille.

Ligne rouge également franchie dans les « territoires ». Là encore, circonstances atténuantes. Il existe des implantations israéliennes qui constituent le terreau d’une dynamique économique, sociale. L’infiltration du tissu social par le Hamas et les Frères musulmans exige une réponse sécuritaire.

La communauté palestinienne, engluée dans un passéisme de traditions antediluviennes, par les limites de sa structure sociale essentiellement clanique, par le carcan d’une religion figée, par une vie politique corrompue, immobile, porte sa propre croix. Mais. Mais le cancer de l’apartheid qui s’étend de zone en zone, les violences des extrémistes religieux juifs sur les personnes, les familles, les villages, les terres et les biens des Palestiniens.

Les coupures de l’eau, de l’électricité, les freins aux soins médicaux, l’injustice amplifiée par l’indifférence de la justice. L’accompagnement, sinon le plus souvent la participation de l’armée israélienne. Qui rappellent dramatiquement à un ex-enfant caché sa propre expérience de l’occupation.

À ce niveau, je ne peux pas. Pas en mon nom.

La désolidarisation. Ou la désunion, la contradiction. Comme vous voulez. Sur le plan plus interne, ici aussi, maintenant, elle ne peut plus biaiser. Accepter le jeu.

Il existe, il est vrai, des circonstances atténuantes, comme on dit. Comme l’enfer est pavé de bonnes intentions, le sionisme originel a connu ses propres dérives : caractéristiques, comme l’éducation collective des enfants hors de la cellule familiale ; inavouées, comme la suffisance ashkénaze au regard des Juifs sépharades ; immatures, comme le traitement de la population arabe préexistante ; court-termistes, comme la surexploitation des victoires militaires.

Tout pays naissant peine évidemment à découvrir son meilleur chemin. D’autant plus dans un temps continu de menaces et de guerres. Et l’alternance politique est un gage de démocratie active.

Mais. Mais ceci pris en compte, voir en quinze années disparaître non pas seulement les structures mais l’esprit du sionisme. Voir en quinze ans la mainmise sur l’État, la captation d’une nation entière au bénéfice d’un seul et de son clan. Voir prospérer l’inégalité sociale et économique, la culture de la prévarication et la corruption. Voir rompre l’équilibre fragile entre laïcité et religion par l’ouverture calculée du pouvoir à l’extrémisme religieux. Voir rompre l’équilibre institutionnel en cherchant par tout procédé à subordonner la justice au pouvoir exécutif. Voir confier à un repris de justice le ministère de l’intérieur, à un terroriste reconnu la conduite de la police, à un obscurantiste incompétent l’administration des territoires occupés et la politique économique. Passer de la démocratie israélienne à une autocratie réactionnaire, ça ne correspond pas à l’Israël que je suis venue rejoindre.

Plus encore, pour moi, dit-elle, reprenant sa respiration. On peut aussi voir – admirer si l’on s’oppose, condamner si on participe – la contestation s’exprimer. Dramatiquement par les parents d’otages, obstinément par les défenseurs de la démocratie.

Mais. Mais au-delà de cette protestation, on est bien obligé de voir l’effilochage de l’âme israélienne, de l’âme juive. Favorisé par la cécité des médias intérieurs passant sous silence les drames des populations civiles de Gaza et d’une partie des « territoires ». Le sens de la fraternité, si fort à l’intérieur des frontières du pays, se perd en dehors d’elles.

Je ne demande pas l’amour. Mais je n’accepte pas son contraire. Qui n’est pas la haine, qui est l’indifférence. Pas en mon nom.

Le silence, long et pensif, qui suivit l’intervention, fut finalement rompu par l’autre « sage » du groupe, le libraire, lunettes rondes au bout de son nez pointu.

Paradoxe des paradoxes, ceux qui partent veulent rester dans le monde qui leur convient, ceux qui restent veulent changer le monde dans lequel ils se trouvent. Dans ces circonstances, le mieux est peut-être de se référer au chant de Salomon :

Lève-toi et va vers toi-même.

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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