Parashat Emor, l’œil de la compassion

La parashat Emor , la seule à inclure tous les temps de fête (מוֹעֲדִים Moadim), inclut deux versets complexes généralement incompris par le grand public :

יט וְאִישׁ כִּי-יִתֵּן מוּם בַּעֲמִיתוֹ כַּאֲשֶׁר עָשָׂה כֵּן יֵעָשֶׂה לּוֹ. כ שֶׁבֶר תַּחַת שֶׁבֶר עַיִן תַּחַת עַיִן שֵׁן תַּחַת שֵׁן כַּאֲשֶׁר יִתֵּן מוּם בָּאָדָם כֵּן יִנָּתֶן בּוֹ. (ויקרא כד: יט-כ)

19 Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même on agira à son égard : 20 fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; selon la lésion qu’il aura faite à autrui, ainsi lui sera-t-il fait. (Lévitique 24 : 19 -20).

Que signifient ces deux versets qui, si l’on sent tient à une lecture strictement littérale, nous ordonne de rendre le mal pour un mal commis involontairement ? La Torah permettrait en quelque sorte la pratique de la « loi du talion ».

Or, cette interprétation ne serait-elle point en totale contradiction avec les versets de la parashah précédente, parashat Qedoshim ?

יח לֹא-תִקֹּם וְלֹא-תִטֹּר אֶת-בְּנֵי עַמֶּךָ וְאָהַבְתָּ לְרֵעֲךָ כָּמוֹךָ אֲנִי יְהוָה. (ויקרא יט: יח)

18 Tu ne te vengeras point ni ne garderas rancune aux enfants de ton peuple, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même : Je suis l’Éternel. (Lévitique 19 : 18).

La Torah ordonne à l’Homme de faire montre de modération et d’amour à l’égard de son prochain. L’Homme est appelé à s’élever au-dessus de ses passions naturelles d’instinct de vengeance.

De plus, le verset ordonnant la condamnation de mise à mort à l’encontre de celui qui commet un meurtre est-il véritablement appliqué dans la source biblique ?

ו שֹׁפֵךְ דַּם הָאָדָם בָּאָדָם דָּמוֹ יִשָּׁפֵךְ כִּי בְּצֶלֶם אֱלֹהִים עָשָׂה אֶת-הָאָדָם. (בראשית ט: ו)

6 Celui qui verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé car l’homme a été fait à l’image du Seigneur (Genèse 9 : 6).

L’Eternel, après le meurtre d’Abel par Caïn, aurait dû, selon le verset de la Genèse, appliquer la peine de mort à ce dernier. Néanmoins, Caïn est condamné à errer sur Terre !

Comment comprendre alors cette notion de ‘œil pour œil’ ?

Le commentateur Rashi enseigne :

«’כֵּן יִנָּתֶן בּוֹ’ (ויקרא כד: כ), פֵּרְשׁוּ רַבּוֹתֵינוּ, שֶׁאֵינוֹ נתִינַת מוּם מַמָּשׁ, אֶלָּא תַּשְׁלוּמֵי מָמוֹן; שָׂמִין אוֹתוֹ כְּעֶבֶד, לְכָךְ כְּתִיב בּוֹ לְשׁוֹן ‘נְתִינָה’ דָּבָר הַנָּתוּן מִיָּד לְיָד:»ש

« ‘Ainsi lui sera-t-il donné’ (Lévitique 24 : 20) : Nos maîtres ont expliqué qu’il ne s’agit pas vraiment de provoquer un un défaut corporel, mais d’une indemnisation en argent comme celle à laquelle il est procédé pour le serviteur. C’est pourquoi il est écrit : ‘donner’ : une chose que l’on donne de la main à la main ».

Rashi explique que les Sages interprètent « œil pour œil » dans le sens d’une indemnisation afin de préserver l’intégrité morale et physique du responsable de la blessure tout en permettant de rendre une justice équitable à la victime et éviter que cette dernière n’en vienne à se faire justice par elle-même.

Maïmonide vient renforcer la thèse d’indemnisation développée dans le Talmud en se fondant sur les versets de la parashat Mishpatim :

יח וְכִי-יְרִיבֻן אֲנָשִׁים וְהִכָּה-אִישׁ אֶת-רֵעֵהוּ בְּאֶבֶן אוֹ בְאֶגְרֹף וְלֹא יָמוּת וְנָפַל לְמִשְׁכָּב. יט אִם-יָקוּם וְהִתְהַלֵּךְ בַּחוּץ עַל-מִשְׁעַנְתּוֹ וְנִקָּה הַמַּכֶּה: רַק שִׁבְתּוֹ יִתֵּן וְרַפֹּא יְרַפֵּא. (שמות כא: יח-יט)

18 « Si des hommes se prennent de querelle et que l’un frappe l’autre d’un coup de pierre ou de poing, sans qu’il en meure, mais qu’il soit forcé de s’aliter, 19 s’il se relève et qu’il puisse sortir appuyé sur son bâton, l’auteur de la blessure sera absous. Toutefois, il paiera le chômage et les frais de la guérison. (Exode 21 : 18-19).

Rashi enseigne à propos de ces deux versets :

ש«אִם יִתְרַפֵּא זֶה וְכֵן מַשְׁמָעוֹ כְּשֶׁקָּם זֶה וְהָלַךְ עַל מִשְׁעַנְתּוֹ אָז וְנִקָּה הַמַּכֶּה אֲבָל עַד שֶׁלֹּא יָקוּם זֶה לֹא נִקָּה הַמַּכֵּה: »

« Lorsqu’il [le blessé] se relèvera et se déplacera sur son appui, alors sera quitte celui qui a frappé. Mais avant qu’il se relève, celui qui a frappé ne sera pas quitte ».

Puis Rashi précise qu’il s’agit pour le responsable de la blessure non seulement de dédommager « l’inactivité du blessé due à l’invalidité » qui lui a été causée mais de « payer les honoraires du médecin ».

«’וְרַפֹּא יְרַפֵּא’ (שמות כא: יט). כְּתַרְגוּמוֹ. וַאֲגַר אַסְיָא יְשַׁלֵם, יְשַׁלֵּם שְׂכַר הָרוֹפֵא»

« Et guérir, il fera guérir Comme le rend le Targoum Onqelos : ‘Il payera les honoraires du médecin’ ».

Cette notion de dédommagement est aujourd’hui largement acceptée et mise en pratique dans la plupart des grandes démocraties occidentales.

Les Sages d’Israël aspirent à conserver l’ordre public en écartant toute forme de violence qui, telle une spirale folle, entraînerait l’effondrement de toute vie sociale.

A cela s’ajoute le Principe fondamental selon lequel l’être humain créé à l’image de la Divinité ne peut en aucune manière être l’objet d’une quelconque atteinte à son intégrité mentale, morale et physique.

Si l’indemnisation est finalement retenue par les Sages d’Israël, pourquoi le texte de la Torah dit-il ‘œil pour œil’ et non point ‘argent pour œil’ ?

Deux raisons peuvent être avancées :

Il est fort probable que la Torah, consciente de la douleur commise chez la victime, veuille faire comprendre au responsable de la blessure la gravité de son acte même si celui-ci reste involontaire et lui faire prendre conscience de la douleur que lui-même endurerait si un œil devait lui être ôté.

Outre cette première raison, une seconde raison d’ordre éthique peut être proposée. Comment la Torah aurait-elle pu écrire ‘argent pour un œil’ ? Cela signifierait alors que la Torah confèrerait une valeur pécuniaire a priori à l’esprit et au corps humain qui sont au-delà de toute quantification. Le dédommagement prévu a posteriori en cas de blessure n’est donc pas directement lié à la valeur intrinsèque de la Vie mais vise à apaiser, autant que faire se peut, la victime, le blessé et le malade.

יז וְלֹא תוֹנוּ אִישׁ אֶת-עֲמִיתוֹ וְיָרֵאתָ מֵאֱלֹהֶיךָ כִּי אֲנִי יְהוָה אֱלֹהֵיכֶם. (ויקרא כה: י

17 Et vous n’agirez point avec violence l’un à l’égard de l’autre, mais tu craindras ton Seigneur ! Car je suis l’Éternel votre Seigneur. (Lévitique 25 : 17).

Shabbat shalom !

Haïm Ouizemann

Commentaire publié sur Campus biblique

à propos de l'auteur
Diplômé de l’Institut des Civilisations et Langues Orientales de Paris (INALCO) et certifié de l’Institut Catholique de Paris (ICP) enseigne la Bible (TaNa’Kh), sa langue, son éthique et son histoire. Installé, depuis son Alya en 1989 à Ashkelon, il participe activement au refleurissement d'Erets Israël. Végétarien par conviction morale, Haïm rêve d'une ère nouvelle où les grandes spiritualités pourraient se rencontrer en vue d'instaurer un monde meilleur. Convaincu que le retour du peuple d’Israël en Erets-Israël annonce la restauration de l'idéal de fraternité abrahamique, il encourage le dialogue interreligieux dans le respect de l'autre
Comments