Pandémie et production
Coralie Camilli est maître de conférences en philosophie. Elle publie cette année L’art du combat (aux Puf en avril 2020), ainsi que La fin de l’innocence : une relecture de Kafka (à l’Harmattan, en septembre 2020). Propos recueillis par Alexandre Gilbert.
Pandémie : virale, sanitaire, mondiale. Production : différents modes dont une société produit ses biens: nourriture, vélos, éducation, chaises, santé, et, thème hautement actuel, production littéraire et culturelle. Si l’on observe une différence de traitement en pleine pandémie entre la production dite ‘’de biens essentiels’’, force est de constater que la production artistique (littéraire et culturelle notamment), n’est pas placée au même rang.
Sous-classée parmi les produits ‘’non-essentiels’’ à la vie d’une société: les livres, par un exemple tout récent qui s’est traduit en plein re-confinement par la fermeture et des librairies, et des espaces ‘’livres’’ en grandes surfaces.
Qu’en est-il des biens de production littéraires en pleine épidémie ? Il faut, à mon humble avis ici, prendre le problème de manière plus globale.
Avec l’apparition de nouvelles formes de travail, la tache de la philosophie sociale ne consisterait-elle pas à repenser philosophiquement le rapport entre la pandémie et la production ? Partons de trois postulats :
- La production est soumise au principe de temporalité,
2. Cette temporalité fut accélérée par le régime capitaliste,
3. Cette accélération se ralentit en temps de pandémie (voyant apparaître de nouvelles formes de production: arrêt du travail, chômage partiel, télétravail, etc.) : comment repenser alors notre rapport à la production en temps d’épidémie, au vu du changement de paradigme temporel, qui affecte sans détours le travail tel que nous l’avons conçu jusque-là ?
1. La production, la distribution, l’échange, la consommation (pour emprunter les termes de Marx, dans son Introduction à la Critique de l’économie politique), sont quatre catégories qui définissent l’activité . Elle sont corrélativement associées au temps qu’il faut au travailleur pour les réaliser, pour les amener au réel. Revenons une minute en arrière. La tradition religieuse considérait déjà le rapport entre temporalité et activité comme sacré: labourer, semer, moissonner, allumer ou éteindre, construire ou déconstruire, le judaïsme distingue trente-neuf activités interdites le jour du Chabat, « lamed thet avot melacha » (1).
Ces activités, nommées ainsi « travaux », se doivent d’être suspendues une fois par semaine sous peine de voir la sainteté du jour de repos profanée. Il y a un temps pour produire, et un temps pour mettre la production en suspens: le travail se définit par le temps qu’on y consacre, et par là-même, mettant ainsi au pas la production, c’est sa temporalité d’effectuation qui se trouve con-sacrée. Le travail nécessite un temps de réalisation, son arrêt également: le passage de l’un à l’autre sera ainsi réglé très strictement, jusqu’à la sacralisation.
La cérémonie rituelle qui ordonne la fin du chabat, et de la mise en suspens de tout travail ainsi ordonnée, est nommée « Avdala ». Le terme provient de la racine hébraïque « vadal » et signifie justement « distinguer, séparer ». Elle comporte un texte, répété à la fin du jour, à l’heure précise où l’on voit les premières étoiles apparaître dans le ciel, c’est-à-dire de vingt à cent-vingt minutes après le coucher du soleil: « Béni soit l’Eternel qui sépare le sacré du profane, la lumière des ténèbres, Israël des autres, le sixième jour du septième ».
Si la production possède ainsi sa propre temporalité, force est de constater que cette dernière fut accélérée avec l’apparition du capitalisme.
2. Ainsi du fétichisme de la marchandise, à propos duquel Marx écrit: « les relations sociales qu’entretiennent leurs travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire non pas comme des rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme rapports interpersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles » (2).
Il est donc nécessaire, dans une production composée d’une multiplicité de travaux privés effectués séparément les uns des autres, que leurs rapports sociaux apparaissent aux producteurs sous forme d’échange, échange des produits en tant que marchandises: nous avons bien affaire ici à un processus social qui nécessite une circulation des biens, qui plus est une circulation de plus en plus accélérée.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que les gouvernements ont emprunté ce terme de ‘’circulation’’ pour parler de la pandémie (la monnaie, le virus…), -terme utilisé dans la pensée politico-économique chez Marx : « la circulation elle-même n’est qu’un moment déterminé de l’échange, ou encore l’échange considéré dans sa totalité », écrit-il ainsi dans la partie « Echange enfin et circulation » (Introduction à la Critique de l’économie politique).
Vies humaines des travailleurs englouties par le capitalisme, modes d’existence inaboutis et mutilés par l’accélération d’un système voué à s’effondrer, processus sociaux manqués par un déploiement illimité du marché: la vitesse de production a amputé les existences de ce qui y fondait le concept même d’émancipation: le temps libéré pour s’adonner à puissance de comprendre.
3. Cette accélération s’est trouvée toutefois face une difficulté de taille: l’arrêt et le ralentissement simultanés (et mondial) des modes de production (bien plus encore que le terme de ‘’circulation’’, le ‘’mode de production’’ est un concept typiquement marxien) face à une pandémie qu’aucun gouvernement n’avait prévu. Evénement qui a fait apparaître des nouveaux modes d’activités (par réseaux, à distance, partagés, ralentis, etc.). La nécessité de repenser alors le travail est nôtre, et échapper à l’automatisme par la réappropriation du temps d’activité et des modes de production est alors urgent.
La réappropriation, le philosophe Sohn-Rethel l’a pensée, en observant presque par hasard « les pêcheurs aux prises avec leurs petits bateaux et les automobilistes qui s’escrimaient à faire partir leur vieux tacot » (3). Il formula alors une théorie de la réppropriation technique qu’il définissait comme une « philosophie du déglingué » (Philosophie des Kaputten). Selon Sohn-Rethel, les choses commencent à fonctionner réellement quand on ne peut plus rien en tirer.
On ne commence véritablement à utiliser les objets techniques qu’à partir du moment où ils ne fonctionnent plus; le rapport au temps et l’usage se modifie alors. Réussir à faire fonctionner les dispositifs techniques selon ses propres idées, alors qu’ils ont dépassés leurs dates de validité, qu’ils ne peuvent plus, selon les lois du marché, être mis en circulation, en échange, en vente, cela contient un paradigme technologique plus élevé que l’usage courant: la véritable réappropriation technique commence au moment-même où l’on se rend capable de s’opposer à l’automatisme « aveugle et hostile des machines » (4).
Reste à imaginer quelle forme prendrait cette représentation philosophique en s’appliquant non plus seulement aux objets, mais aux idées même qui prévalent à leur conception, de leur production jusqu’à leur mise sur le marché, en passant par les spéculations boursières qui ont prévalu aux enjeux capitalistes.
Enjeux qui, bien que portés sans cesse vers une temporalité future (qui fera le plus de profits ? Comment anticiper telle ou telle action boursière ?), n’ont pourtant pas réussi à prévoir l’impensable : l’urgence de repenser le lien entre pandémie et production.
Cela va sans dire: production notamment littéraire et culturelle, en grand péril aujourd’hui de par ses formes et de par ses forces de production.
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Notes :
(1) Michna chabat, 7, 2
(2) Cité par F. Fischbach, Philosophies de Marx, Paris, Vrin, 2015
(3) G. Agamben, Nudités, Paris, Payot, 2009
(4) Ibid.