Oxymore
Privilège de l’âge. Jonathan donna carte blanche à ce vieil oncle. De retour de la « vieille Europe », il voulait offrir au groupe de son « jeune neveu », la primeur toute chaude d’un constat décalé. Attentifs par respect, intéressés par curiosité, ils l’entendirent associer d’abord ce constat au terme central d’ « oxymore ». Non pas, dit-il, pour leur délivrer une bouffée supplémentaire d’oxygène, mais pour déployer « l’obscure clarté », comme disait Corneille, provenant de l’association de termes qui s’excluent ordinairement. Par exemple, existe-t-il dans le monde un autre pays de 10 millions d’habitants, comme Israël, une communauté tout confondu de 16 millions de membres comme la population juive, qui suscite auprès des 10 milliards d’habitants de la planète, « cet excès d’honneur et cette indignité » comme disait, lui, Racine ?
S’extraire du chaudron moyen-oriental, se dissoudre dans le cocon de la si belle dormeuse qu’est la campagne française, permet de laisser se décanter les émotions et de laisser la raison démêler les fils de la situation. Et de voir apparaître la double vérité, l’une relevant de la nature humaine, l’autre de la géopolitique et de la sociologie .
Comment un des peuples les plus éclairés au monde, a-t-il pu demeurer aveugle face à une composante millénaire ? Peut-être a-t-il pu croire que l’abomination ultime de la Shoah signifiait le pic absolu de l’inhumanité appliquée au peuple juif. Tel qu’il allait désarmer définitivement une haine intemporelle. Les leçons de Darwin, les avancées de la biologie moléculaire auraient dû faire sonner la raison. La maltraitance de tous les temps de tous les Juifs, a fini par créer un double de toute civilisation. Un double porteur du mal que l’humanité porte en elle. Il ne peut y avoir que la génétique qui explique cette focalisation dans l’espace et dans le temps. À côté de la société qui élève coexiste une société « qui corrompt », comme dit Jean-Jacques Rousseau. Une des nations la plus éduquée, la plus riche culturellement , organisera la destruction industrialisée de six millions de Juifs.
Ce double, porteur du mal que porte l’homme en lui, trouve dans le Juif le bouc émissaire idéal. Peu dangereux car peu nombreux, facilement caricatural, aisément soupçonnable à travers ses trop brillantes réussites, commode car éminemment résilient, disponible car universel. « Vivre l’être juif comme une malédiction » a dit le philosophe Rosenzweig. Si bien que le gène de l’antisémitisme, indestructible, bien au chaud dans sa structure d’accueil, se réalimente continuellement des pulsions humaines mortifères. Jouant sur une gamme allant de l’électoralisme politique ignoble à l’aveuglement idéologique plus ou moins inconscient, à l’appel à « l’élimination ». Jusqu’à la libération de la sauvagerie innommable des traditions pogromatiques telles qu’elles culminent le 7 octobre 2023 en Israël.
Expression suprême de l’oxymore, la religion. Bien transcendantal proposé à l’humanité, elle devient dans toute l’histoire comme elle l’est dans le présent, le multiplicateur du Mal véhiculé dans cette ombre portée de toute civilisation. La compassion qu’on attendrait devient condamnation qu’on applique. La prévision attribuée à André Malraux, « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » risque fort d’être prémonitoire de son contraire. La grande catastrophe plane au-dessus de ce siècle à cause du paroxysme des affrontements des religions.
Une des formes les plus aveuglantes et des plus douloureuses également, de la mécanique de l’oxymore, se matérialise dans le passage des déghettoïsassions nationales à la ghettoïsation israélienne. Additionnés les uns aux autres, une série de facteurs de toute nature participent à l’enfermement idéologique, médiatique, matériel d’un petit pays qui n’en peut mais[1]. Conflit israélo-palestinien à phases dramatiques successives depuis 70 ans, guerres arabo-israéliennes à intensité variable, affrontement mortel avec le voisin iranien, ballotement au beau milieu d’une bataille de grandes puissances, cristallisation de l’antisémitisme sous couvert d’un antisionisme prétexte, halali conjugué des États et des organisations racistes internationales. Acharnement ciblé des organismes onusiens, prétendument neutres. Opposition plus ou moins affirmée d’un monde arabe régional, en dépit d’une consanguinité sémite, d’une proximité linguistique unique.
À ces contradictoires externes, s’ajoutent des couches internes de « plus » associés aux « moins ». Sionisme originel conçu comme un phalanstère idéal remplacé par une modélisation américanisée fortement inégalisée, protection de minorités arabes cependant rétrogradées dans leur citoyenneté, solide structuration démocratique soumise à de fortes tensions théocratiques, fondements moraux judaïques mis à mal par des comportements extrémistes discriminatoires, mobilisation unifiée immédiate le 8 octobre mais perpétuation des fractures citoyens/monde politique, religieux extrémistes/laïcs. S’ajoutent encore la confrontation entre la confiance dans le pacte originel de pays protecteur, trahi le 7 octobre par la déliquescence militaro-politique, la loi morale du sauvetage d’un par tous bafouée par la dramatique des otages toujours aux mains de terroristes sans foi ni loi.
Pays de vie, d’innovation, de culture, de victoires, de nouveaux chemins, phare entre les nations, Israël se voit soudainement sous le feu de l’opprobre internationale. Se joue un jeu à flux renversé, entre l’antisémitisme mondialisé condamnant par principe la réponse militaire d’Israël, et la guerre menée par Israël nourrissant le flot d’un antisionisme opportuniste. Pays de création, de dynamique, Israël doit, à rebours de son identité, trouver dans la guerre le retour à sa vocation, la volonté de vie.
Le silence qui s’ensuivit indiqua à Jonathan que le respect et la curiosité avaient conduit, à l’issue du constat délivré par le vieil homme, à la réflexion.
Sinon que, maintenant, on était en Israël. Où le temps de la réflexion laisse vite la place au temps de l’action.
Un temps ouvert par le jeune étudiant en sociologie qui se leva, remercia l’orateur et proposa d’enrichir la dimension « oxymorale » du constat. C’est une expression qui ne signifie pas que la morale doit être oxygénée !! Cette petite nation redeviendra grande quand elle quittera ce monde du mal ou le bon monde essaie de l’enfermer. Quand elle ouvrira au monde actuel les portes du monde en renouveau.
S’attirant la réponse amusée, « La vérité éternelle sort toujours de la bouche de l’enfance ».
[1] « Qui n’en peut mais » : expression classique signifiant « qui n’y peut rien ».