Notre journal de bord
Sommes-nous vraiment humains ? La question semble évidente ou incongrue, voire à considérer avec modération. Les jours, les mois passent selon des computs variés, éventuellement contradictoires, mais le temps passe, fuit. Les années ne repassent pas encore.
Ce lundi, voici les dates officiellement en usage en Israël selon les calendriers confessionnels auxquels nous nous référons : 7 Tevet 5775 – 16/29 décembre 2014/7523 et 7 Rabi Avval 1436. Comme tout le monde s’inquiète pour les Chrétiens d’Orient, les Assyriens et Chaldéens sont au 29 Kanoon Qamaya [mois de la Bonne Nouvelle] 6764.
C’est dire que 2015 est un passage quasi anecdotique, une règle internationalement admise, héritée du symbole d’un christianisme occidental pour l’heure sécularisé, engoncé dans un néo-paganisme hésitant entre confusion, frilosité ou reconquête selon les différents lieux du globe. Les calendriers continuent d’exprimer nos références spirituelles, réelles ou chimériques.
2015 nous fait quitter le centenaire du début de la première guerre mondiale pour nous recentrer sur des régions spécifiques, comme le centième anniversaire du génocide arménien et celui, concomitant, des chrétiens assyriens et des Grecs du Pont-Euxin. On entrera alors dans des formes de « particularismes » apparemment ethniques et nationales alors que la foi transfigure et transgresse licences et interdits.
Et puis, des blogs pour quoi faire ? Le mot est très récent, date de 1998 « weblog = journal en ligne sur la toile électronique », donc composé de « web/toile » et « log/journal de bord ». Un terme américain qui renvoyait pourtant, dès 1969, à un certain Joe Bloggs (slang ou argot anglais – John Blow aux Etats-Unis) pour désigner « une personne hypothétique, virtuelle »…
« Log » est un mot scandinave (lag) qui désigne initialement un morceau de bois coupé. Les marins le lançaient à l’arrière du bâteau pour mesurer la vitesse… si bien que le terme a désigné le « journal de bord », donc la mémoire qui résume, au plus bref, la vie d’un navire en déplacement. On parle aujourd’hui de « boîtes noires » pour l’aéronautique.
Il reste que le blog donne dans la brièveté. L’époque aime ce qui est court. Les longues phrases, la fluidité romanesque heurte une mémoire qui préfère sautiller. C’est saisissant dans les langues occidentales.
Le mot « blog » est évidemment passé en hébreu. Il reste que « qountrès/קונטרס », très apprécié des poètes israéliens, est utilisé pour un « fascicule » ou « une feuille d’impression ». Il est plaisant de trouver le mot en araméen talmudique « qountra/קונטרא = une toile de noeuds (comme pour faire le tri dans un tamis) » [cf. Megilla III, 74b qui trace le fil des noms des fils de Haman, persécuteurs des Juifs qui furent tués (Rouleau d’Esther 9, 6-10)].
Il s’agit bien d’exprimer de manière concise que la vie, la survie est possible en visant ce qui paraît essentiel, sinon existentiel.
A la fin de cette semaine, le judaïsme passera, sur deux samedis, du Chabbat « Vayechi\ויחי – (Jacob) vécut (dix-sept ans dans le pays d’Egypte) » en Genèse 47, 28-50,26 au Shabbat « Shemot\שמות – (Voici les) noms (des fils d’Israël venus en Egypte) » en Exode 1,1-6,1.
En hébreu, le texte insiste sur les noms des rescapés, mettant l’accent sur des personnes considérées comme historiques. Jacob a « vécu » et non habité en Egypte. Il y fut un être vivant, comme chacun de nous. Il a été « rassasié de jours » – sa vie fut pleine et chargée de sens, de cohérences, ce qui est aussi une gageure.
Jacob et Joseph avaient exprimé le souhait d’être enterrés auprès de leurs pères, Abraham et Isaac, en la grotte de Makhpelah.
A première vue, il est beaucoup question de mort et de funérailles dans la portion biblique qui est lue sur toute la semaine, la dernière portion étant liée au Chabbat-même. C’est d’autant plus étonnant que le mot indique le modus vivendi de Jacob et des siens.
En réalité, l’hébreu souligne un point d’origine, de passage, de retour, de rassemblement. La mémoire est vive, elle est vivante. La mémoire ne sert pas à se rappeler des points majeurs d’une histoire à jamais dépassée ou bien nostalgique. La méprise est constante. L’hébreu et l’arabe ont des temps inachevés et achevés, des temps basiques du passé – plus élaborés en arabe – qui introduisent au futur et « sautent » par un temps court et actif sur le présent. Et la mémoire est tant actualisée que prospective.
Nous avons besoin, ces jours-ci, de densité et de profondeur. Trop souvent, la situation actuelle nous plonge dans une sorte de torpeur événementielle.
Nous manquons du sens de la durée et de l’élasticité d’une histoire à laquelle nous participons sans percevoir que nous y engageons notre responsabilité individuelle et collective. Chaque année, nous nous adressons des vœux répétés sur des décennies ou des périodes plus réduites.
Ces souhaits – bien évidement de bonheur – croisent sans rencontrer la profondeur de temps « autres », qui mesurent la destinée, l’histoire et la continuité en exigeant de la perspicacité. Tiens, aujourd’hui-même, un juif entre à la synagogue en 5775, en sort en 2014 pour croiser des musulmans dont l’année de l’Hégire est 1436.
L’anglais « time » (temps) vient du norrois « tima » qui veut aujourd’hui dire « heure » dans la plupart des langues scandinaves. En russe, « god/год » signifie « année », pourtant en ukrainien, serbe « godina/hodina-година » se rapporte à « une heure ».
En revanche, « chanah\שנה » (sana en arabe) désigne un « temps de changement, de mutation, d’évolution ». Il s’agit d’une portion de vie qui nous propulse vers des temps inédits par définition.
Ceci apparaît dans l’espérance considérée aujourd’hui comme une sorte de mirage utopique ou irréel, virtuel ; le futur se déploie dans un projet qui ne nous appartient pas et ne cesse de proposer de nouveaux systèmes. Entre la fécondation assistée, le clonage longue-durée programmé à notre guise, nous voulons maîtriser notre devenir, quitte alors à nous fier à notre descendance.
Il n’est peut-être pas fortuit que, malgré nos GPS, les blogs nous rappellent que l’humanité cherche à briser sa solitude par le moyen de connexions qui réévaluent l’appréciation de l’espace et du temps.
Un blogueur américain peut parler de cuisine chinoise cachère avec des amis juifs pour fêter une Noël en laquelle il ne se reconnaît pas, par décision « selfie ». Il n’est pas en Israël. Dans le même temps, en France, un certain Zemmour n’a pas plus d’intérêt pour la société israélienne que les blogs russophones sur la guerre en Ukraine et la participation israélo-juive dans le conflit intra-slave. Les Bnei Menashe continuent d’arriver de l’Assam tandis que les Ethiopiens d’Israël et du monde bloguent sur la modernité et passent avec succès ,en écrit comme en oral, au-dessus de millénaires de distances psychologiques et culturelles.
La nouveauté de notre temps est si puissante et déstabilisante que l’on parlera ici de folie psychiatrique reconnue qui devient une tromperie politique ailleurs. Le monde cogite, « coupe&colle », perd en son savoir tout en abusant du copiage illégal, se durcit fréquemment sur des positions claniques. Nous avons tous besoin de flexibilité.
Le dialogue est comme un souffle que l’on recherche en tentant de rallier les réseaux les plus adaptés à chacun : il faut des salves d’air frais.
Il y a des blogs exceptionnels en hébreu ; les jeunes soviétiques, nouveaux immigrants dès 1992, ont préféré la suavité chantante de consonnes et de voyelles longues et descriptives du russe aux lettres comptées de l’hébreu israélien.
La remarquable jeune blogueuse Natasha Mozgovaya-Shomron a ainsi perçé dans le journalisme, grâce à un blog vivant et audacieux. Elle est aujourd’hui chef du bureau de Haaretz à Washington. Et ils sont des milliers à avoir suivi ce chemin offert par ces nouveaux outils.
Aujourd’hui, les blogs proposés dans les journaux sont le plus souvent aux mains de grands trusts de réseaux sociaux. La gratuité d’un blog que l’on ne paie pas rentabilise les rédactions par des publicités en galaxies – ce qui constitue l’actuel problème juridique et mondial de la protection des droits, de la valeur des idées partagées en écrit électronique.
Certains médias l’ont parfaitement intégré, proposant ainsi de vrais dialogues par « hangouts » qui obligent les auteurs à répondre et partager vraiment sans se lancer en vain ou avec quelque vanité.
C’est une question de nourriture, en fait…
Dans la nuit du 13 au 14 janvier (= 1 de l’An selon le calendrier julien), le Patriarche de Jérusalem bénira au Saint Sépulcre les « grandes pita’s » de l’An Neuf (Gr. « protochronia/πρωτοχρονια »). Il en donne une part à chacun pour une année d’un temps « initial ».
Le mot pita\פיתא vient de l’hébreu-araméen : pat lekhem\פת לחם. Il s’agit d’un morceau de pain. Il redonna vigueur au prophète Elie atteint par le désespoir (1 Rois 17,6). Matin et soir, les corbeaux apportaient du pain et de la viande au prophète. En hébreu lekhem\לחם = pain, en arabe et araméen lakhma\לחמא = viande. Au fond, il importe de savoir partager un repas. En hébreu, milkhamah/מלחמה = guerre est ce temps pendant lequel on ne sait plus partager le même repas, pain. Bethléem est Beit Lekhem\בית לחם = Maison du pain, du repas, de l’incarnation (chair).
Nous vivons des temps difficiles, ardus où la conscience humaine doit combattre et vaincre l’absurde, ces 15 jours offrent aux croyants la possibilité de prier pour rompre les brisures de l’histoire.
Les martyrs des traditions monothéistes ne sont pas des fous qui courent à la mort. Ils sont les témoins de la vie et de l’unité du genre humain. Ils nourrissent la foi, non le désespoir.