Ne faisons pas un mauvais procès à l’abattage rituel

Boucherie casher. Crédit : CC BY Djampa/Wikimedia Commons
Boucherie casher. Crédit : CC BY Djampa/Wikimedia Commons

Des mois de débats virulents, de recours juridiques à foison, allant même jusqu’à solliciter la Cour de justice de l’Union européenne. La Cour constitutionnelle belge vient toutefois de donner le mot de la fin. Dans leur décision du 1er octobre, les juges constitutionnels ont validé le principe d’un étourdissement préalable à la mise à mort d’un animal, dans le sillage de la loi adoptée en 2017 par le législateur des régions wallonne et flamande. Ce geste constitue une interdiction, de fait, de l’abattage rituel.

Certes, la juridiction reconnaît dans cette prohibition une restriction de liberté pour les communautés juives et musulmanes. Accordons-leur, au moins, une bonne maîtrise dans l’art d’enfoncer les portes ouvertes…

Mais une fois le bien-être animal érigé en “besoin social impérieux” (sic) – formule énigmatique qui interroge sur son caractère sérieusement juridique – difficile d’argumenter outre mesure. Même si cela implique un bon uppercut dans les côtes d’un droit aussi fondamental que la liberté de sa pratique religieuse. C’était sans compter sur la conclusion de cette décision, sorte de pirouette intellectuelle dont l’hypocrisie culmine dans des hauteurs inatteignables pour le commun des non-juristes : “la possibilité d’un étourdissement lors d’un abattage rituel ne saurait s’interpréter comme prescrivant de quelle manière un rite religieux doit être accompli.

Rien de nouveau sous le soleil, dit Kohelet. Dans cette comédie déjà maintes fois mise en scène, la réplique se partage toujours selon la même distribution : les alliés autoproclamés des animaux d’un côté, les communautés religieuses archaïques et bornées de l’autre. Cependant, une telle dichotomie a franchement de quoi laisser pantois, les rites d’abattage – la She’hita dans le judaïsme – ayant entre autres pour but d’élever notre considération envers le vivant. D’où la nécessité de sortir d’un antagonisme inapproprié en vue d’inaugurer un débat apaisé.

La pensée juive, alliée à la cause animale

Un passage du Talmud nous rapporte l’histoire suivante : une vache, sur le point d’être menée à l’abattoir, s’échappa de son bourreau pour se réfugier sous le vêtement d’un Rabbin. Impassible, sa réaction fut de repousser l’animal : c’était là son destin, il ne pouvait y échapper. Le texte rapporte alors que son manque de compassion lui valut, en conséquence, de tomber malade. Ce n’est qu’après avoir éprouvé de la pitié pour des souris subissant les violents coups de balais de sa servante que le sage put recouvrer la santé…

Bien avant Peter Singer et son fameux livre La libération animale, la tradition rabbinique avait érigé la souffrance comme un trait commun partagé par l’ensemble du vivant. Une vache ne saurait jamais être réduite à un bon steak pour hamburger, aussi délicieux soit-il.

Cette considération explique la multiplication des prescriptions qui, dans le judaïsme, traitent du respect dû aux animaux : l’interdiction de leur causer une quelconque douleur, de manger son repas avant de les avoir nourris, l’obligation de soulager la souffrance d’un animal – y compris celui de ses ennemis ; ou encore celui d’arracher le membre d’un animal vivant. Pensons ici à des pratiques encore en vigueur dans certains marchés en Asie.

Ainsi, de longue date, la dignité de la condition animale occupe une place privilégiée dans la tradition juive. L’abattage rituel n’est d’ailleurs pas autre chose que le reflet de cette préoccupation. Le philosophe et normalien Marc Israël dans son livre Philosopher avec la Torah, nous rappelle ainsi que manger de la viande « c’est vivre des suites d’un meurtre« . Les règles strictes de l’abattage rituel visent ainsi à entretenir un rapport au vivant où la violence et le plaisir facile sont évacués.

La She’hita remplit pleinement cette fonction. Cette méthode, très rigoureuse dans son application, qui nécessite encore trois ans de formation (minimum), évite toute douleur pour l’animal. Sans quoi, il ne saurait être kasher, comme le rappelle Bruno Fiszon, Grand-Rabbin et vétérinaire. Les vertus de la She’hita ont d’ailleurs été confirmées par de nombreuses études scientifiques. [1] [2] [3].

Pour une lutte humaniste de la cause animale

Au-delà de la bataille de rapports scientifiques ad nauseam, une tension de fond persiste. Si l’on considère la légitimité de la lutte qui vise à réduire la souffrance animale, peut-elle se faire à n’importe quel prix, aux dépens des droits de l’homme ? Nombre de militants antispécistes répondront par l’affirmative et, à ce titre, veulent abattre les murs qui séparent l’homme de son frère bœuf. Nous en voyons ici le résultat.

Ce projet s’oppose frontalement à un pilier de la société occidentale : l’humanisme. La richesse de la culture européenne réside précisément dans la place privilégiée qu’elle accorde à l’homme, réputé officier comme penseur du droit, de la justice et de la morale. En cela, nous sommes les héritiers, pour partie, des valeurs inculquées dans le judaïsme.

Mais contrairement aux dires de certains, une telle doctrine n’a pas pour conséquence d’accorder à l’homme une supériorité capricieuse et exclusive sur tout le vivant. Un rôle aussi primordial est, au contraire, un appel à une responsabilité sur le monde, une invitation perpétuelle à nous tourner vers l’autre, le vivant inclus. Seul l’homme peut octroyer des droits aux animaux – ou plutôt, s’obliger à un comportement honorable à son égard. L’inverse n’est pas vrai : il est peu probable qu’un lion se préoccupe de nos “droits” alors qu’il déguste goulument notre carcasse encore bien chaude. En cela, la réflexion animaliste partage avec l’écologie politique une même erreur conceptuelle : vouloir s’émanciper de tout anthropocentrisme, alors qu’il est inévitable.

Cette même éthique nous commande aujourd’hui de penser la question animale. Elle marque une évolution positive dans nos mentalités à travers la considération de l’ensemble du monde dans notre spectre de réflexion, et non du seul sujet humain. La pensée juive a sans doute des choses à apporter dans ce débat, car le judaïsme considère explicitement l’alimentation carnée comme une concession à la nature humaine, et non un idéal. Le Rav Kook, une autorité rabbinique de renom, a longuement écrit sur le végétarisme, et sur la nécessité d’un abattage éthique.

Mais s’il y a bien une condition partagée du vivant, celle de l’homme entretient une spécificité, liée à notre capacité morale propre, qui ne se négocie pas. Les frontières doivent être hermétiques au risque que l’homme ne soit plus à l’image de Dieu, mais du singe – formule empruntée à Shmuel Trigano. Jamais donc les droits des animaux ne pourraient se faire sur le dos des droits de l’homme. Surtout quand, in fine, l’animal en question atterrit dans notre assiette…

[1] Melissa Lewis, A Comparative Analysis of Kosher Slaughter Regulation, and Recommendations as to How this Issue Should be Dealt With in the United States, Animal Law Review, décembre 2009 : https://www.researchgate.net/publication/303752027_A_Comparative_Analysis_of_Kosher_Slaughter_Regulation_and_Recommendations_as_to_How_this_Issue_Should_be_Dealt_With_in_the_United_States

[2] Grandin T. Euthanasia and slaughter of livestock. Journal of the American Veterinary Medical Association 1994; 204: 1354−60. Cité par Grandin T. Auditing animal welfare at slaughter plants. Meat Science 2010; 86: 56–65.

[3] Barnett J L, Hemsworth PH. Welfare monitoring schemes: Using research to safeguard animals on the farm. Journal of Applied Animal Welfare Science 2009; 12: 114−31.

à propos de l'auteur
Analyste en politique publique diplômé du département de droit public de la Sorbonne, investi dans la philosophie et le judaïsme.
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