Musée de mon père : La Hanoukia
Ma famille paternelle a cette particularité assez extraordinaire d’offrir un éventail très complet de toutes les réactions psychanalytiques possibles au traumatisme, parfois au sein de la même fratrie.
Chez nos cousins de Paris par exemple, après la déportation du premier frère, une soeur est entrée en résistance pour épouser à la fin de la guerre un communiste espagnol, deux autres ont embrassé l’agnosticisme, on ne sait pas si dieu existe, mais s’il existe, va falloir qu’il nous explique, le cinquième est devenu farouchement athée et le plus jeune, Loubavitch, a engendré une dynastie d’anges Habad.
Chez les Marseillais, l’ambiance était un peu la même, les Loubavitch en moins, et il a fait bon grandir dans ce panel tranquille. Je me souviens de ma douce Mireille, allumant nonchalamment chez ma mère la dernière cigarette autorisée du vendredi soir alors que la nuit tombait, qui ? dieu ? ne t’en fais pas, je l’attends de pied ferme. Et avec un sourire entendu, en tapotant la cendre dans le cendrier d’un geste d’une suprême élégance, lui et moi, nous sommes en compte. Mireille…
J’avais entendu bien sûr que ma grand-mère Victoria, enceinte et hospitalisée, avait refusé de manger et de boire un jour de kippour contre l’avis des médecins. Je savais que mon grand-père était un homme très pieux qui avait sa plaque sur son fauteuil de la synagogue Ozer Dalim depuis les années 30 et que l’oncle Jacques, mari de tante Claire déporté avec son fils aîné en 43, avait été le hazan de la synagogue Breteuil.
Mais non. Moi qui mesurais la religion à l’aune de ma famille maternelle du Maroc, avec des critères très intelligents de poils, d’éponges ou même d’assiettes, je n’écoutais mon père que d’une oreille distraite et un peu sceptique quand il nous racontait que sa famille avait été religieuse, n’accordant qu’un faible crédit à un qui s’autorisait la bouillabaisse en boycottant Miele et Mercedes.
J’aurais aimé pouvoir lui dire combien je regrette ma sottise, aujourd’hui que j’ai retrouvé les signes émouvants d’une vie juive si riche dans ses armoires.
A commencer par cette extraordinaire hanoukia de guerre savamment découpée dans une plaque de métal, gravée d’étoiles touchantes martelées à même l’acier et surtout pliante, donc escamotable, au moyen d’un ingénieux système de fils de fer torsadés.
Je n’ai pas de mots face à cet objet que je trouve le plus bouleversant du monde parce qu’il me rappelle qu’au plus profond de la noirceur, ma famille a toujours su célébrer la lumière.
Le Musée de mon père. Cinquième visite.