Mon Israël

Chacun de nous est une île. Qu’il le sache ou non. Et, en même temps, nous sommes tous des animaux sociaux . Partie d’une communauté. À chacun de nous, donc, consciemment ou non, de résoudre au mieux cette équation. Endosser sa personnalité et intégrer sa collectivité.
Jonathan, arrivait visiblement à un moment de vie où cette nécessaire harmonie chancelait dangereusement. Plutôt que d’en discuter avec son groupe, il prit la plume pour exposer à chacun d’entre eux la nature du conflit qui s’imposait à lui. Au risque de blesser des amitiés, de heurter des convictions. Mais, se dit-il, sous peine de perte d’estime de soi, le devoir de tous est d’assumer sa vérité.
« La vertu est la condition ultime de la démocratie ». J’ai toujours estimé que cette maxime, énoncée par Montesquieu, valait aux deux niveaux qui m’importent. Dans la démocratie, la forme de vie commune à laquelle je souscris, et dans ma vie personnelle en tant qu’individu constitutif de cette démocratie. Rassurez-vous, si besoin est. Il ne s’agit pas d’obéissance à la « bonne morale ». Il s’agit de respect de principes. Liberté, égalité, fraternité, ça me va très bien. Je tente, en tout cas en tant que citoyen, de me tenir au plus près de ces principes. Je vous adresse cette lettre, que je vais tenter aussi courte que possible, car il me semble trop évident que la démocratie israélienne enterre, elle, le respect de ces principes.
Bien entendu rien n’est jamais, entièrement, noir ou blanc. Israël reste, envers et contre tous, lumière entre les nations. C’est évidemment paradoxal de l’affirmer maintenant. Au moment où l’opprobre internationale en fait le cygne noir du monde contemporain. Il serait assez utile, sur ce plan, que « l’international » s’interroge sur lui-même.
Comment quatre-vingt ans après le « plus jamais ça » adressé à la monstruosité de la Shoah autant qu’aux deux milles années d’avanies et de pogromes contre les Juifs, ces si commodes souffre-douleurs si peu capables de se défendre, la vieille habitude renaît de cendres mal éteintes ? La Fontaine l’a décrit en son temps. « Haro sur le baudet […] ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal… ». L’antisionisme, faux-nez de l’antisémitisme, libère le trop-plein de haine trop longtemps contenue. Fleuve nauséabond qui évite de couvrir les terres de désastres massifs, Soudan, Iran, région Ouïghoure…
Mais lumière malgré tout. Les découvertes scientifiques continuent de révolutionner les champs de la biologie, de l’agriculture, de la technologie. Les équipes universitaires, de recherche, culturelles, en dépit de la mobilisation des hommes et des moyens dans les efforts de guerre, continuent d’influer sur le courant de la modernité.
Petit pays qui a accompli en moins de cent années l’exploit de créer en territoire d’autocraties hostiles, traversant une série infernale de guerres, un État démocratique, florissant, novateur. Faisant « refleurir le désert », se situant à la toute pointe des nouvelles technologies, dispensant les fruits de sa créativité aux pays en voie de développement comme aux pays avancés. Associant, n’en déplaise à ses détracteurs, ses minorités arabes à la gestion d’un État pour les juifs.
Mais. Mais, comme l’écrit Jacques Prévert, ce pays phare se trouve rattrapé par « les terribles pépins de la réalité ». Le détournement, puis la captation du projet sioniste initial par un homme et son clan à relent mafieux. Minant lentement mais sûrement les principes de liberté, d’égalité. Enfouissant la fraternité sous un effort de fracturation de la société. Poussant jusqu’à l’intégration de l’extrémisme religieux au gouvernement du pays. Tentant par tous moyens de mettre la justice aux pas de l’exécutif. Donnant forme concrète à la fameuse « dictature de la majorité », si redoutée par Tocqueville. Entreprise ouvrant ainsi à l’amplification de développement d’occupation illégale de territoires cisjordaniens. Créant localement de pures situations de violences et d’apartheid, sous bienveillance militaire et policière.
Puis le terrible choc de la rupture du pacte sacré « Plus jamais ça » attaché à la création de l’État d’Israël, indépendant, garant de la sécurité de ses citoyens. Le terrible massacre du 7 octobre 23. L’impéritie des responsables politiques, militaires compensée le 8 octobre par l’engagement et la résilience magnifiques de toute la nation, de sa jeunesse en particulier, par la fraternité retrouvée.
Et l’inévitable guerre d’élimination du terrorisme islamique, du Hamas. Provoquant l’inexorable et affreuse destruction humaine et matérielle liée à toute guerre, maximisée par les capacités insoupçonnées et l’inhumanité de l’ennemi. Accompagnée par le drame lancinant de la prise d’otages israéliens, soumis au jeu horrible de leur libération, leur survie, leur mort. Par le traitement hors de contrôle des prisonniers de Gaza et/ou des Territoires.
Avec le déroulé quotidien à la télévision israélienne des visages des soldats morts ou mortes au combat. Majoritairement âgés de 8 à 25 ans.
Avec, aussi, sur les télévisions internationales, le déroulé quasi quotidien de paysage de ruines ; des visages d’enfants hagards, blessés, morts ; de cadavres sous les décombres, de salles d’hôpitaux envahies par les corps ; par les cohortes de femmes, enfants, vieillards, déguenillés, errant de zones en zones…
Avec aussi les chiffres. Contestable, certes. Mais, les enfants. Le premier mois de la guerre, dix fois plus d’enfants morts que d’enfants tués pendant un an de la guerre en Ukraine. Plus d’enfants tués à Gaza que d’enfants tués dans toutes les guerres dans le monde ces trois dernières années[1].
Les « terribles pépins de la réalité » sont là. Les médias sont incontestablement responsables du décalage dramatique entre les deux perceptions ainsi induites. Internationaux en ignorant la réalité du terrain israélien. Israéliens en ignorant la réalité du terrain adverse.
Mais, malheureusement, l’ignorance des uns n’excuse pas l’ignorance des autres. Et c’est ici que se produit le point de rupture. L’ignorance acceptée du désastre humanitaire à Gaza s’ajoute à l’ignorance voulue des exactions des territoires occupés.
Un certain nombre de raisons participent à cet effacement, raciales, psychologiques, religieuses, purement réactionnaires, revanche, vengeance. Appuyées en soubassement par un effet d’anesthésie répandu largement dans la société israélienne. Tenant à la durée intrinsèque du conflit israélo-palestinien, aux coups de boutoirs gouvernementaux inlassables, à la faiblesse contradictoire insigne de l’opposition. Conduisant au déclin de la conscience morale de la population juive israélienne. Une partie de cette population allant jusqu’à gommer de sa conscience tout mal fait aux « autres ».
Beaucoup se joue dans l’instant. Une partie importante de la société civile, sortie de l’asthénie, se rebelle, se prévaut des principes de la vraie démocratie. À l’inverse, le clan gouvernemental s’efforce de planter le dernier clou dans le cercueil de cette démocratie, pour une version théocratique autoritaire. L’inénarrable extrémiste religieux institué responsable de la sécurité intérieure, s’efforce de faire sauter le verrou de la dernière défendante de la justice face au pouvoir politique. Le responsable politique de la justice s’évertue à rabaisser le pouvoir juridique qu’il est supposé protéger.
Du point de vue de celui que je veux rester, la situation présente de l’État et de la nation, m’enjoint ainsi de m’éloigner de ce que la société israélienne pourrait devenir. Mon Israël, celui de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, ne coïncide plus avec l’Israël en devenir.
Dans l’attente du retour à une bonne équivalence des principes, je vous informe en conclusion de ma propre mise en réserve de la situation présente. Nous pourrons nous réunir en attendant, si vous le voulez, pour débattre de sujets plus généraux , moins directement impliquants.
Shalom à tous.
[1] Chiffres provenant du rapport de l’historien Lee Mordechai, Haaretz 5 decembre 2024. Ces chiffres avaient précédemment fait l’objet en mars 2024 d’une alerte de l’UNRWA, sur la base de chiffres de l’ONU.