Moi, Ghéhazi, l’odieux serviteur du prophète Élisha

Je ne suis pas n’importe qui : la Bible parle de moi dans le Livre des Rois[1] : je suis le serviteur / disciple du prophète Élisha (Elisée en français), lui-même disciple du célèbre prophète Élie.
J’ai vécu dans le royaume d’Israël, après la scission – en 930 avant l’ère commune – du royaume du roi Salomon en deux États :
- le royaume de Judée, restée fidèle à Hashem, au Temple de Jérusalem et aux descendants du roi David,
- le royaume d’Israël au nord, capitale Samarie, dont les rois servaient le dieu Baal et de la déesse Astarté.
Élisha a prophétisé, fait des miracles et conseillé plusieurs rois païens d’Israël pendant plus de 50 ans, au IXe siècle avant l’ère commune. Oui j’appelle Élisha par son prénom, en tant que disciple je suis presque déjà à son niveau, alors je ne vais pas me fatiguer avec des « Mon maitre », « Mon guide », « Mon père »…
Ghéhazi et la Sunamite
Quand Élisha allait au Mont Carmel, il s’arrêtait à Sunem village situé près de la vallée de Jezréel, où il logeait gratuitement chez une dame qui lui avait aménagé un studio dans sa maison. La Bible appelle cette dame la Sunamite.

(Crédit : Wikipedia / Rama /CC BY-SA 2.0)
En remerciement pour le studio, Élisha a fait appeler la Sunamite et m’a demandé de lui demander si elle avait besoin de quelque chose. Oui, Élisha est très pieux et ne parle pas aux femmes, ça m’oblige à leur répéter ce qu’il dit, puis à lui répéter la réponse.
Je sentais que la Sunamite aurait voulu lui parler directement, mais pour qui elle se prend celle-là, est-ce que je ne suis pas assez saint pour elle[2] ?
Elle a répondu qu’elle n’avait besoin de rien, mais comme j’aime bien les potins, j’ai raconté à Élisha qu’elle et son vieux mari n‘avaient pas d’enfant, alors il lui a prophétisé qu’elle aurait un fils.
Une dizaine d’années plus tard, la Sunamite est venue nous trouver au Mont Carmel, Élisha m’a envoyé lui demander si tout allait bien, mais cette effrontée m’a snobé et s’est directement jetée à ses pieds en lui attrapant les jambes. Je me suis précipité pour la repousser, il est possible que dans ma hâte, mes mains se soient posées à un endroit inconvenant, je ne m’en souviens pas[3]. Quoi ? Pour être le serviteur d’un dévot, je n’en suis pas moins homme !
La Sunamite était venue le supplier de ressusciter son fils qui venait de mourir, Élisha m’a dit :
Prends mon bâton dans ta main et pars. Si tu rencontres quelqu’un, ne le salue pas ; si quelqu’un te salue, ne lui réponds point. Tu poseras mon bâton sur la face de l’enfant.
Mais je n’ai pas pu m’empêcher de frimer en chemin, et quand des hommes me demandaient : « Où vas-tu ? » je répondais : « Ranimer les morts ! », on me rétorquait : « N’est-ce pas le Saint béni soit-il, qui seul ordonne la mort et redonne la vie ? », je répondais fièrement : « Mon maître, lui aussi, ordonne la mort et redonne la vie. »[4]
Je n’aurais peut-être pas dû prendre à la légère la résurrection des morts[3].
En chemin, j’ai ressuscité un chien. Peut-être que ça a déchargé la magie du bâton, parce que mes autres tentatives de résurrection ont lamentablement échoué. J’ai eu beau remuer le bâton, le garçon restait mort. Et dire que j’avais laissé la porte ouverte pour qu’on puisse m’admirer…
En fait, la consigne était mauvaise et j’ai marché des kilomètres pour rien, puisqu’Élisha est venu faire son miracle lui-même… Et sans bâton !

Ghéhazi et Naaman
Maintenant, je vais vous raconter comment je suis tombé en disgrâce à cause de ma cupidité. À cette époque, les Araméens (Syriens) dominaient le royaume d’Israël, et y faisait des incursions pour capturer butin et esclaves.
La Bible raconte :
Naaman, général d’armée du roi de Syrie, était un homme important et en grande faveur chez son maître, parce que le Seigneur avait donné par lui la victoire à la Syrie.
Naaman se vantait d’avoir tué au combat un précédent roi d’Israël, Achab, alors que sa flèche avait atteint Achab par pur hasard… La Bible continue ainsi :
Mais cet homme, ce vaillant guerrier, était lépreux.
Être à la fois orgueilleux et hideux, c’est dur hein ?
Élisha était connue dans tout Israël pour ses miracles, alors la petite servante juive de la famille Naaman a dit :
Si mon maître s’adressait au prophète qui est à Samarie, il le délivrerait de sa lèpre.

Le roi de Syrie dit à son général Naaman :
Va, pars ; je veux envoyer une lettre au roi d’Israël.
Cette lettre disait :
Au moment où cette lettre te parviendra, sache que j’ai envoyé vers toi Naaman, mon serviteur, pour que tu le délivres de sa lèpre.
À la lecture de cette lettre, le roi païen d’Israël déchira ses vêtements (c’est comme ça qu’on paniquait à l’époque) et dit :
Suis-je donc un dieu qui fasse mourir et ressuscite !
Sans même penser à consulter Élisha ; c’est lui qui a contacté le roi pour lui dire :
Que cet homme vienne à moi, et il saura qu’il y a un prophète en Israël.
Comme prescrit par Élisha, Naaman s’est baigné sept fois dans le Jourdain, et sa chair est redevenue pure. Il a insisté pour combler Élisha d’or et de cadeaux mais Elisah a refusé, pour sanctifier le nom d’Hashem[5]. Incompréhensible ! Alors je me suis dit :
Mon maître a refusé d’accepter de la main de ce Syrien Naaman ce qu’il avait apporté. Sur la vie d’Hashem, je vais courir après lui, et j’en aurai quelque chose.
Oui je sais, je détourne de l’argent en invoquant le nom de D.ieu, c’est juste un tic de langage dû à la fréquentation d’un homme de D.ieu. Quand j’y repense, j’ai vraiment profané le nom d’Hashem[5]… Comme si le secrétaire du Rabbi détournait l’argent de la tsédaka !
J’ai rattrapé Naaman et je lui ai demandé un don, comme les rabbins pour entretenir les étudiants de leur Yeshiva :
C’est mon maître qui m’envoie pour te dire : à l’instant arrivent chez moi deux jeunes prophètes de la montagne d’Ephraïm ; donne pour eux, je te prie, un kikar d’argent et deux vêtements de rechange.
Je ne connais pas le cours du kikar araméen, mais on parle d’un (ou deux) talents d’argent, presque rien pour un grand général.
Je suis allé cacher tout ça chez moi, mais j’aurais dû me douter qu’avec son don de prophétie, Élisha découvrirait ce que j’avais pris (« argent ou vêtements, oliviers ou vignobles, brebis ou bœufs, esclaves ou servantes »). Il en a fait toute une histoire et ma punition a été sévère :
Que la lèpre de Naaman s’attache à toi et à ta postérité à jamais.
Ghéhazi et la lèpre
Le poète Rudyard Kipling a écrit un joli poème sur ma lèpre, finissant par :
Les furoncles qui brillent et s’enfoncent,
Les plaies qui coulent et saignent
La lèpre de Naaman
Sur toi et toute ta postérité ?
Lève-toi, lève-toi, Ghéhazi,
Serre ta robe et va,
Ghéhazi, juge en Israël,
Un lépreux blanc comme la neige !
Dans la Bible, la lèpre punit le lachon hara (mauvaise parole) dont nous nous sommes rendus coupables Naaman et moi.
La lèpre ne m’a pas retiré tout mon prestige de serviteur d’un célèbre prophète : même le roi idolâtre d’Israël me convoquait pour m’écouter… Pas de trop prêt quand même :
Fais-moi donc le récit des grandes choses accomplies par Élisha.
Tandis que je lui racontais la résurrection de l’enfant, vous ne devinerez jamais qui s’est présenté devant le roi pour un problème de spoliation de sa maison : justement la Sunamite et son fils ! Quel timing impeccable ! J’ai pu dire au roi :
Mon seigneur le roi, tu vois là la femme en personne et son fils à qui Élisha a rendu à la vie.
Je me suis un peu racheté durant l’affreux siège de Samarie par les Syriens : la Bible parle de quatre lépreux assis aux portes de la ville, et d’après le commentateur Rachi, il s’agit de mes fils et moi. Plutôt que de rester là, à mourir de faim, nous avons décidé de tenter notre chance dans le camp syrien.
Par un miracle d’Hashem, les soldats syriens avaient fui leur campement en abandonnant les stocks de nourriture. Après nous être empiffrés et avoir pillé tout ce que nous pouvions, nous avons quand même fini par aller annoncer à Samarie la bonne nouvelle de la fin du siège et de la famine.
Ghéhazi et la rédemption
Je me doute que vous vous demandez comment un tsadik comme Élisha a gardé aussi longtemps comme serviteur un sale type comme moi, menteur, libidineux et cupide : peut-être qu’il ne voyait pas mes défauts, peut-être qu’il espérait me remettre dans le droit chemin…
À la fin, j’ai quitté Israël et je suis allé vivre à Damas. Élisha a profité d’un déplacement professionnel en Syrie – où il devait prophétiser auprès du roi de Syrie – pour venir me demander de me repentir. J’ai refusé car mon repentir ne serait de toute façon pas accepté, vu qu’en plus des fautes que je vous ai déjà racontées, j’ai fait fauter les autres au niveau de la avoda zara (culte étranger) : j’avais placé un aimant sur le veau d’or installé par le premier roi païen d’Israël Jéroboam pour faire croire au peuple qu’il volait (voler au sens de s’élever, pas voler comme je fais moi), ou je faisais dire à ce veau d’or les paroles d’Hashem sur le Mont Sinaï :
Je suis l’Éternel ton D.ieu, tu n’auras d’autre D.ieu que moi. [9]
D’après le Talmud[6], trois rois et quatre roturiers n’ont pas de part dans le monde futur. Les trois rois sont Jéroboam [celui qui a installé des veaux d’or], Achab [celui qui a été tué par le général syrien Naaman] et Manassé. Les quatre roturiers sont Balaam[7], Doëg et Ahitofel, ennemis du roi David, et Ghéhazi [moi].
Pourquoi n’aurais-je pas part au monde futur ? La liste est longue : à cause de mes mauvaises paroles[8], parce ceux qui ne croient pas à la résurrection des morts n’y auront pas droit, parce que, en plus des fautes que je vous ai déjà racontées, j’ai chassé les autres disciples d’Élisha[9]. De toute façon, c’est la faute d’Élisha si j’ai perdu ma part dans le monde futur, parce qu’il m’a « repoussé des deux mains », c’est à dire sans me laisser la moindre chance [9] !
Enfin, voici une petite conclusion kabbalistique (tellement mystique que même le lien pour accéder à cette histoire n’était pas téléchargeable) :
Le Ari Zal (rabbi Isaac Louria de Safed, 1534-1572, auteur de la kabbale lourianique), aurait raconté lors d’une réception de brit milah (circoncision) avoir rencontré en chemin un gros chien noir qui lui a dit être moi, réincarné en chien depuis des centaines d’années pour avoir utilisé le bâton de mon maitre sur une charogne de chien.
Le Ari Zal a dit au chien que le seul moyen de réparer ses péchés (tikoune) était de se sacrifier pour sauver des Juifs. Soudain un gros chien noir est entré dans la cuisine de la salle de réception et s’est jeté dans la marmite de poisson bouillante. Le Ari Zal a expliqué aux invités que ce poisson avait été empoisonné et qu’ils avaient été sauvés de la mort par le sacrifice du chien.
Vous ne croyez pas à la réincarnation ? Pas dans cette vie ?[10]
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Sources : Cours du Rav David Uzan
[1] Bible, Prophètes, Rois 2, chapitre 4, 5, 7 et 8
[2] Talmud Berakhot 10b:24
[3] Pirkei de-Rabbi Éliezer 33:7 et 33:8
[4] Midrash Tanchuma, Beshalach 26:2
[5] Midrash Bamidbar Rabbah 7:5
[6] Mishnah Sanhedrin 10.2
[7] https://frblogs.timesofisrael.com/moi-balaam-le-prophete-goy/
[8] Midrash Tanchuma, Metzora 1:1
[9] Talmud Sanhedrin 107b
[10] Cette boutade est du rabbin Sébastien Allali
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וַאֲנִי אַגִּיד לְעֹלָם אֲזַמְּרָה לֵאלֹהֵי יַעֲקֹב
Téhilim 75-10 : Et moi, je raconterai sans cesse, je chanterai le Dieu de Jacob.
Merci aux groupes Limoudénou et Haverot