Mises en garde pour bébé sur le point de naître
Lettre à mon cinquième petit-enfant à l’occasion de son arrivée dans notre monde.
Mon tout petit[1],
A l’heure où j’écris ces lignes, tu es sur le point de naître. Ta Maman, notre fille ainée, est effectivement sur le point d’accoucher et nous attendons ta venue avec toute la joie habituelle qu’un tel évènement peut contenir.
Mon inconscient pousse au déni de tous les obstacles à la sérénité qui m’entourent considérant que, autant que pour les 8 précédentes naissances que j’ai vécues de près, ta venue va apporter une joie simple et pure, sans aucune entrave.
Au contraire de mon inconscient, la réalité me ramène sur terre et je suis obligé de constater que dès que toi aussi tu arriveras sur terre, tu seras confronté à certains phénomènes dont je devrais te dire lesquels sont normaux et lesquels sont anormaux.
Alors d’abord, pour situer ton arrivée géographiquement : tu vas naître à Jérusalem, à l’hôpital de Hadassa Har Hatsofim[2]. Jérusalem est la capitale de l’État d’Israël. Israël est le seul État Juif que tu trouveras sur terre, et ça tombe bien parce que justement, tes parents étant juifs, tu l’es également. En ce qui concerne la géographie, tu seras peut-être légèrement déconcerté par le fait que certains diront un jour que tu es né à Jérusalem-Est, alors qu’en fait, selon la carte que tu consulteras peut-être, tu te trouveras au nord de Jérusalem. Ne t’inquiète pas pour cela, ce n’est pas très important. Je t’expliquerai un peu plus tard, si tu le veux. En attendant, sache que tu n’as pas besoin de carte, tes parents sauront très bien t’amener à la maison, sans devoir se poser la question du nord ou de l’est.
Ensuite, dès ta naissance, tu verras plein de monde autour de toi. Alors, je te préviens tout de suite : ils porteront tous des masques. Mais ne crois pas que c’est normal. Ou plutôt, si c’est normal. Enfin, c’est compliqué. Je t’explique : les médecins, les sages-femmes, les infirmiers et infirmières, c’est normal. Ton Papa et ta Maman, ce n’est pas normal. Alors m’objecteras-tu avec raison : « comment vais-je savoir lesquels d’entre eux sont mon Papa et ma Maman, s’ils portent tous des masques, et surtout, pourquoi seront-ils masqués ? Ils tiennent tellement à augmenter ma confusion ? Et moi, en aurais-je un ? ».
Alors, laisse-moi te répondre. D’abord, non, toi tu ne porteras pas de masque, parce qu’en fait, le masque ne fait pas partie du corps humain, contrairement aux apparences. Ensuite, ton Papa et ta Maman en porteront un, parce que, de manière anormale actuellement, le monde entier est confronté à une pandémie. C’est une maladie qui touche la planète terre depuis près d’un an et demi, et qui a entraîné beaucoup de morts. « Qu’est-ce que la mort », me demanderas-tu ? Je serais tenté de te répondre que c’est l’absence de vie. La vie, c’est, pour faire simple, ce que tu es sur le point d’entamer. « Ah, donc, pour l’instant je suis mort. » me répondras-tu ? Non, enfin, c’est compliqué, je t’expliquerai plus tard. Ajoute cela à la liste de « ce que je dois t’expliquer plus tard ».
Pour finir sur cette histoire de masques, je ne te dis qu’une chose : pense bien à porter ton regard sur les yeux des gens qui t’entourent. Par les yeux, tu devineras tout de suite lesquels sont ton Papa et ta Maman. D’abord, ils seront humides et produiront sans doute même des larmes de joie. Ensuite, sache que, masque ou pas, on rit aussi avec les yeux. Si tu vois un jour quelqu’un qui rit sans les yeux, méfie-t’en.
En ce qui concerne cette pandémie, tu dois savoir que non, ce n’est pas normal. Il est probable que d’ici quelques mois, nous n’en parlions plus. D’ailleurs, pendant ta gestation, tu as peut-être suivi les débats qui avaient cours autour de toi : vaccine-t-on les femmes enceintes ou non ? Si oui, dès le début ou plus tard ? Si oui, le fœtus (c’est toi), sera-t-il vacciné aussi ? Toutes ces questions fondamentales sont anormales. Tu es un des premiers bébés à en avoir fait l’objet.
D’ailleurs, à ta naissance, personne ne sait encore si tu disposeras du passeport vert avec QR code qui te permettra de rentrer dans les cafés et les bars sans restriction. Mais je pense que ton père s’occupera de cela tout de suite afin que tes mouvements ne soient pas entravés. « Le QR code, je sais ce que c’est, mais un bar, c’est quoi ? » me demanderas-tu. Ajoute cela à la liste de « ce que je dois t’expliquer plus tard ».
Après ta naissance, (et je n’espère pas pendant), tu verras peut-être tout le monde autour de toi s’agiter au son d’un sifflement de sirène, courir vers une petite pièce et y rester pendant 10 minutes les yeux fixés sur son téléphone. Alors, s’entasser dans la petite pièce, c’est anormal, mais les yeux rivés sur le téléphone, c’est normal. Tu constateras qu’il s’agit là d’une tendance de plus en plus fréquente chez les humains de tous bords et de tous horizons. Ce n’était pas toujours comme cela. Je t’expliquerai plus tard.
Pour ce qui est de la sirène, je dois te prévenir tout de suite : c’est non seulement anormal, mais c’est en plus exceptionnel. Cela signifie que le pays dans lequel tu arrives, Israël, a des ennemis qui l’attaquent en lui lançant des milliers de missiles. Heureusement, les dirigeants de ce pays ont mis en place des systèmes de défense qui te permettront de ne pas être touché par ces attaques. Mais sache que cette situation-là n’est absolument pas normale. Même si les hommes se font la guerre depuis la nuit des temps, la guerre en elle-même n’est pas un état normal.
A noter que tu devras apprendre à distinguer entre les différentes sirènes : celles dont je viens de parler et qui entrainent une agitation générale, et celles qui proviennent de ton petit larynx ou de celui de tes petits collègues. Celles-là sont complètement normales et signifient en général un besoin de communication exprimant la faim, l’inconfort ou une angoisse quelconque. Aucune crainte de ce côté, tu apprendras rapidement à contrôler la réaction de tes parents en usant et abusant de cette sirène.
Un élément qui pourra peut-être te surprendre : le pays dans lequel tu arrives est en guerre, et pourtant il est en même temps en crise gouvernementale. Tu te demanderas sans doute comment est-il possible que le Premier ministre et le ministre de la Défense, ennemis politiques depuis au moins 2 ans, gèrent cet état de guerre avec les ennemis d’Israël, en oubliant la guerre politique qu’ils ont menée l’un contre l’autre ? Tu auras raison de te poser cette question, mais je préfère te prévenir tout de suite : ça, c’est l’état normal.
Autre phénomène qui pourra te surprendre : dans l’hôpital où tu verras le jour, tu constateras que certains membres du personnel soignant qui arrivent à l’hôpital au volant de grosses camionnettes avec des sirènes (normales celles-là aussi), transportent des malades ou des blessés, des appareils de soins, des appareils médicaux, bref, que des choses pour soigner ou faire du bien. Mais paradoxalement, ils porteront aussi souvent une arme à la ceinture. Donc, tu me demanderas sans doute : « Saba[3], explique-moi donc ce paradoxe ? Cette personne est entourée à la fois de machines pour faire du bien, que de machines pour faire du mal. Sait-elle ce qu’elle veut ? Est-elle à ce point versatile que parfois elle utilise l’un et parfois l’autre ? ».
Une fois que je serai remis de l’émotion liée à la pertinence de ta question aussi bien formulée, je pourrai te dire que ce paradoxe est le symbole de la complexité du monde dans lequel tu arrives, et que là, en fait, c’est tout-à-fait normal. Tu peux ajouter cette question à la liste des choses à voir plus tard, mais je peux déjà te répondre que ce qui est important n’est pas l’outil, mais l’intention. C’est elle qui détermine le bien et le mal.
Donc pour résumer, mon tout petit, sache que tu arrives à un moment complètement exceptionnel. Je t’ai montré ce qui était normal et habituel, et ce qui ne l’était pas. Je ne peux prédire l’avenir et ne peux malheureusement pas te promettre que ce qui est inhabituel va disparaitre bientôt. Je peux juste promettre que tes parents, grands-parents et arrière-grands-parents t’aimeront toujours…et encore plus si tu parviens d’ici 20 ans, à nous sortir des problèmes dans lesquels le monde qui t’accueille, est enchevêtré.
Ton grand-père.
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[1] Ne voir ici aucun indice sur le sexe. Je ne sais pas si c’est une fille ou un garçon.
[2] Hôpital du Mont Scopus, au nord de Jérusalem.
[3] Grand-père en hébreu.