Mémoires en miroir, dialogues en mouvement 

La synagogue d'Essaouira, au Maroc (Crédit : russavia/Wikimedia Commons/File)
La synagogue d'Essaouira, au Maroc (Crédit : russavia/Wikimedia Commons/File)

Au Maroc, l’inclusivité religieuse n’est pas qu’un axiome politique : elle se déploie encore dans une topographie sacrée où Musulmans et Juifs se retrouvent autour d’un même saint, convaincus qu’une baraka transconfessionnelle traverse la chair des vivants et les pierres des tombeaux.

Ainsi, chaque printemps, dans un passé pas si lointain, des milliers de pèlerins convergeaint vers Asjen, au pied du Rif, pour célébrer la hiloula de Rabbi Amram Ben Diwan. Sous les tentes chamarrées, les prières hébraïques se mêlaient parallèlement aux invocations des visiteurs musulmans, tandis que des enfants coiffés de tarbouches rouges distribuaient des brins de myrte « porte‑bonheur  ». Plus au Sud, dans la plaine du Souss, le moussem de Sidi Yahia Ben Baroukh réunit tribus amazighes et familles juives ; on y sacrifiait un agneau dont la viande est ensuite partagée sans distinction de caste ou de culte.

Sur le plan anthropologique, les mausolées à saints partagés s’apparentent à des « espaces liminaux  » (Issachar Ben-Ami) où l’identité devient commune et fluide, et les différences s’amenuisent.

Le geste prime ici sur le dogme ; il exprime une quête partagée de justice, de protection et de tikkoun olam – un idéal de réparation du monde qui résonne avec l’islah soufi.

À titre d’exemple, le jeudi soir, des femmes musulmanes franchissent la porte crénelée de la zawiya de Sidi Bel Abbès à Marrakech, déposent des cierges et murmurent un du‘â pour une grossesse inespérée. Probablement, au même moment, dans le cimetière de Tiznit, des pèlerins juifs égorgent un coq blanc sur la tombe de Rabbi David Ben Baroukh, persuadés que son âme guérit corps et esprits.

Michel de Certeau soulignait que le pèlerinage populaire est un « faire  » qui déborde l’institution ; de même, la vénération conjointe produit une herméneutique vécue qui relativise les frontières dogmatiques. La sainteté devient mesurable non à l’épaisseur doctrinale du médiateur, mais à l’efficacité de son intercession.

Cette situation particulière nous invite à repenser la politique. À faire du modèle marocain, un cas unique et à le préserver.

Une telle perméabilité de ce modèle est le fruit d’une histoire bimillénaire. Dès l’Antiquité, des communautés judéo‑amazighes partagent l’identité et la pratique spirituelle. Sous la dynastie idrisside (VIIIe‑Xe siècle), les Juifs passent formellement sous le régime de la dhimma, obtenant protection contre tribut.

Les Almoravides, puis les Mérinides, consolident cette pax marrocanus en intégrant des conseillers juifs à la chancellerie. L’arrivée en 1492 des Séfarades chassés d’Andalousie insuffle une mystique kabbalistique qui dialogue avec le soufisme local : de cette rencontre émerge la figure du tsaddiq‑siyyed, maître de justice capable de faire tomber la pluie pour l‑jama‘a tout entière. La dynastie alaouite, à partir du XVIIᵉ siècle, stabilise enfin le pacte protecteur : le sultan, commandeur des croyants, veille à la sécurité des mellahs, confirmant que la loyauté politique prime sur la différence théologique.

Depuis le début du XXIᵉ siècle, le Maroc réactive ce patrimoine commun pour nourrir son récit national d’ouverture. La Constitution de 2011 reconnaît explicitement l’ « affluent hébraïque  » de l’identité marocaine. Des programmes royaux financent la restauration des mellahs de Fès, Salé ou Essaouira, et la signalétique des itinéraires « routes du judaïsme marocain  ». Le Festival des Andalousies atlantiques d’Essaouira fait dialoguer piyoutim hébraïques et qasîdât soufies, rappelant la matrice musicale andalouse commune.

Néanmoins, cette patrimonialisation comporte deux écueils :

  • la folklorisation, lorsque la hiloula devient un simple produit exotique pour touristes ;
  • et la politisation, surtout depuis la reprise officielle des relations avec Israël (2020).

Pour le chercheur, le culte des saints partagés est donc un observatoire essentiel. Il oblige à articuler anthropologie du sacré, sociologie de la mémoire et géopolitique du patrimoine. Il offre surtout une leçon méthodologique : l’inclusivité ne se réduit pas à un discours normatif, elle s’incarne dans des micro‑gestes – partager un couscous rituel, chanter en haketia lors d’une lîla gnaoua, repeindre ensemble les stèles d’un cimetière rural.

Préserver cette alchimie fragile contre l’uniformisation marchande et la polarisation identitaire constitue un impératif pour quiconque prône une modernité capable de s’abreuver aux sources riches de son passé.

Ainsi, au Maroc, la coexistence judéo‑musulmane ne relève pas d’un souvenir nostalgique ; elle demeure un artisanat quotidien de la paix.

à propos de l'auteur
Blogueur, M.sc politique appliquée, propagande et communication politique, ÉPA PhDing, Diplomatie religieuse et culturelle
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