Mehdi Belhaj Kacem: « le suicide est une forclusion de l’Autre »

Capture d'écran - Mehdi Belhaj Kacem - Etre et sexuation
Capture d'écran - Mehdi Belhaj Kacem - Etre et sexuation

En 2003, Mehdi Belhaj Kacem forgeait le concept de Pop Philosophie à partir d’une intuition de Gilles Deleuze, dans l’Antioedipe. Il a publié Système du pléonectique, et Immortelle finitude – Sexualité et philosophie, en 2020.

Quelle fut la réception de Système Du Pleonectique et d’Immortelle finitude: Sexualité Et Philosophie, en mars 2020, qui inauguraient, au début du premier confinement, la collection Anarchies chez Diaphanes, que vous dirigez avec Jean-Luc Nancy ?

Mehdi Belhaj Kacem: Je parle souvent du Système du pléonectique en abrégeant par « SdP ». Ca ne veut pas dire « service de presse ».

La Critique de la raison pure a attendu dix ans pour être lue. Le monde comme volonté et comme représentation a attendu trente ans. Kierkegaard, Marx ou Nietzsche n’ont été lus qu’au vingtième siècle. Plus près de nous, et vingt-cinq ans après leur parution, Les hégémonies brisées de Schurmann demeurent peu lues.

Je ne vais donc pas me plaindre. Le Système du pléonectique est sorti au moment exact ou se mettait en place la dictature pseudo-sanitaire actuelle, elle-même destinée à appuyer la néo-dictature du macronisme, elle-même destinée à asseoir le totalitarisme néolibéral mondial à horizon transhumaniste.

Il n’y a tout simplement plus de démocratie en France, sauf sur les marges non-représentées par le spectacle officiel. C’est ce que Badiou appelle le « site événementiel » : la partie de la situation qui est exclue de la représentation de celle-ci, qui est « au bord du vide », c’est-à-dire toujours menacé de disparition, mais qui dit la vérité de cette situation et qui, quand elle y surgit, fait événement.

C’est ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. C’est depuis l’événement de ces derniers que le pouvoir a dû avancer à visage désormais découvert : un pouvoir dictatorial et policier, appointé par l’appareil d’Etat médiatique falsifiant tout. Je vis moi-même dans la plus extrême solitude, et la plupart du temps sous le seuil de pauvreté, donc sur le fil de ce rasoir qu’est le « site événementiel », où on doit faire acte de vérité sous peine de crever. Le SdP est ma carte de présentation, un peu longue à lire, mais pas ingrate pour les méritants.

Il n’y a donc eu aucun recensement de mon livre, aucun article, de critique encore moins. Il n’y a plus rien à attendre des médias mainstream, téléguidés par une poignée de milliardaires, et falsifiant tout ce qui leur tombe sur la main. Comme le disait Debord, jamais censure ne fut si parfaite. Comme le disait encore Debord, le complot se définissait par une manœuvre contre l’ordre établi ; désormais, comploter en sa faveur est un métier en grande expansion. Et Debord de conclure« Le complot est devenu si dense qu’il s’étale quasi au grand jour. » Je suis complotiste, tendance Debord.

Il ne fallait pas s’attendre à ce qu’un livre de philosophie fondationnel, qui propose, ente autres, un concept renouvelé de la vérité, une esthétique inédite, une théorie de la sexualité alternative aux philosophies du genre, et qui propose comme concept central une explication ontologique de l’essence de ce qu’on appelle le capitalisme, il ne fallait pas s’attendre, dis-je, dans la nouvelle dictature en cours, qu’il y ait émeute au portillon.

La réception, « site événementiel » oblige, s’est plutôt fait en mode off. Et là, je n’ai pas à me plaindre. David Graeber, avant sa mort, me présentait comme le plus grand philosophe vivant. Juan Branco s’est emparé du concept de pléonectique pour développer sa théorie politique. Un texte admirable en ligne, Manifeste pour l’humanité, d’un certain Julien Rousseau, explique que je suis le philosophe de la collapsologie (si quelqu’un pouvait envoyer mon livre à Pablo Servigne…).

Un grand poète, Steve Light, a dit qu’on avait jamais vu un ratio de rigueur systématique et d’autodidactisme pur de toute l’histoire de la philosophie. Il y a des dizaines de réactions comme ça. Tous ceux qui lisent le SdP en sortent changés : il a été écrit pour ça. J’ai dit à un ami que j’avais la sensation d’avoir construit une cathédrale, et qu’il n’y avait pas de visiteurs. En réalité, ils visitent un à un. Un jour, la cathédrale sera remplie. Une cathédrale, c’est fait pour durer. Elle a le temps devant elle.

J’ajoute pour finir que je n’étais pas en état de prêter grande attention à ces histoires de réception : ma mère, en mai 2020, s’est donné la mort car sa situation matérielle était devenue intenable. Elle vivait de petits boulots, dans le gardiennage de musée, et le confinement arbitraire du tyran Macron a eu raison de son fragile équilibre financier. Je tiens cet Etat pour personnellement responsable de sa mort, et il peut voir en moi un ennemi désormais personnel, et déclaré. Graeber m’avait dit : « tu fais la philosophie de ce qui est arrivé à ta mère ». Ce compliment remplace à mes yeux tous les éloges médiatiques possibles, même si ça ne console de rien.

A la sortie du premier confinement, vous publiez deux traductions de Reiner Schürmann: Lire Marx et Se constituer Soi-même Comme Sujet Anarchique. Que nous enseignent ces livres sur notre époque frappée par l’angoisse et l’incertitude ?

Mehdi Belhaj Kacem: Le livre de Schurmann sur Marx vise à débarrasser Marx du marxisme, et à établir que Marx avance une philosophie au sens le plus fort du terme, à savoir une ontologie (et une ontologie critique, à la suite de Kant). Et l’ontologie de Marx, c’est l’ontologie du sujet laborieux, du corps vivant et agissant.

Ce à quoi Marx veut mettre fin, c’est à la conception théorétique, c’est-à-dire contemplative, de la philosophie. Celle-ci doit bien plutôt se mettre à la place du sujet vivant, travaillant et agissant. Il s’agit de plus – hérésie- de nous présenter une Marx « anarchiste ».

La praxis, chez Marx, se réduit à la satisfaction des besoins individuels : à ce que j’appelle l’appropriation. L’individu, pour Marx, est à la source de tout. A ceci près que l’égo transcendantal de Marx n’est plus le sujet de la conscience des philosophies traditionnelles (ce qu’il appelait « l’idéologie allemande »), mais le sujet laborieux.

Je ne peux ici commenter le reste des analyses de Schurmann. Disons que, comme chacun sait, Marx analyse ensuite les modes d’expropriation de la subjetivité vivante qui s’appelle : capitalisme. Se construire en sujet anarchique, c’est faire la même chose que ce qu’une part essentielle de la philosophie du vingtième siècle a appelé : déconstruction de la métaphysique. En effet, toutes les philosophies se réalisent quelques siècles après leur énonciation (par exemple la philosophie cartésienne du « Maître et possesseur de la nature »).

Si notre siècle doit celui de l’effectivation de la déconstruction de la métaphysique, et que l’effectivité de la métaphysique, c’est la technologie, comme n’a cessé de le souligner Heidegger, alors la déconstruction prendra la forme du démantèlement du Léviathan technologique, autre nom pour l’expropriation par le Capital des capacités appropriantes du corps vivant et travaillant. C’est une métaphysique du ZAD, si vous voulez. Là est la nécessité d’une lecture anarchisante de Marx, par-delà les échecs du communisme dit réel, dont mon SdP analyse les soubassements métaphysiques.

Voilà, résumé à très gros traits, le contenu de ces deux livres cruciaux de Schurmann.

Cette année fut pour beaucoup de monde, une année d’introspection, de lecture et d’écriture. Pourriez-vous nous parler des ouvrages qui vous ont le plus marqué en 2020 et des projets que vous envisagez pour l’avenir ?

Mehdi Belhaj Kacem:Je vais prêcher pour ma propre chapelle et conseiller l’Ecologique de l’histoire de Valentin Husson, paru à la collection Anarchies. Comme moi mais avec des moyens différents, Valentin propose de repenser l’être et l’ontologie à partir de l’avoir. Comme lui, je pense qu’aucune politique radicale ne peut avoir lieu en notre siècle apocalyptique si nous ne repensons pas la question de l’appropriation et du propre. Une fois de plus, l’échec des communismes dits réels a résidé précisément dans ce défaut de pensée. C’est pourquoi tant de monde se repenche actuellement sur la tradition un peu maudite des politiques révolutionnaires, l’anarchie, et qu’une relecture anarchisante de Marx est si salutaire.

Mes projets pour l’avenir ? Je suis trop démuni pour penser au-delà du lendemain. Je peux évoquer d’autres livres qui paraîtront à la collection Anarchies : des livres d’entretiens avec David Graeber, Juan Branco et Bernard Stiegler. Il y a d’autres projets de rencontres et d’entretiens, que je garde pour moi.

Dans votre livre L’esprit du nihilisme, vous tentiez de dépasser sa définition heideggero-nietzschéenne, en affirmant que ce n’est pas la Loi qui est la condition de la Transgression, mais le contraire. Est-ce toujours ce que vous pensez ?

Mehdi Belhaj Kacem: Plus que jamais ! Il suffit d’ouvrir le Système du pléonectique à l’entrée « Transgression », qui est assez longue, pour voir que la manière dont j’y remanie la bonne vieille dialectique législative-transgressive y tient une place primordiale.

Je vous en retrace les grandes lignes. A l’origine de ce qui creuse l’abîme séparant l’animal humain de ses semblables, il y a une transgression fondamentale. Ce que la religion a appelé : péché originel. Un lien obscur, que je revisite aussi de manière très clarifiante, unit originairement la volonté de savoir à la manipulation sexuelle.

C’est-à-dire que l’invention de la chasse, par exemple, n’aurait pas eu lieu sans notre capacité à mettre hors-circuit les périodes d’ovulation, les dissimuler. C’est-à-dire surtout que la création de la chasse a la structure d’une transgression des lois de la prédation, qui est une appropriation de celles-ci créant de nouveaux débouchés, dont le bénéfice immédiat n’est pas seulement l’appropriation des lois, mais une appropriation matérielle exponentielle par rapport à ce que permettent les instincts prédateurs.

La science a, originairement, une structure transgressive. Si bien qu’à partir de l’archi-appropriation que permet la science, ce que j’appelle aussi architransgression, se met en place un régime tout aussi monstrueux d’expropriation. Là naît ce que nous appelons communément transgression. Pourquoi ? Parce qu’à partir de la puissance démesurée dont nous dote l’appropriation archéo-scientifique, nous ne nous contentons pas de nous approprier les lois de la nature et de l’être.

Nous sommes obligés, pour garantir notre survie physique, de créer toutes sortes de nouvelles lois qui ne se trouvent ni dans la nature ni dans l’être. Or, ces lois, de par leur arbitraire, appellent automatiquement ce qu’on appelle communément transgression. « Tu ne tueras point »… Le meurtre n’existe pas dans le règne animal, parce qu’il n’y a pas de loi posée qui interdise à l’animal de tuer la proie qui le fait survivre. Il obéit à cette loi de la nature, à point nommé, mais ne se l’approprie pas, ce qui s’appelle science. Là naît, soit dit en passant, la problématique de ce qu’on appelle le Mal, elle aussi passablement explorée dans mon livre, sous un jour inédit.

L’homme est l’animal transgresseur. Dans la modernité artistique depuis Sade, nous avons assisté à tout un héroïsme de la transgression. Or, tout art est destiné tôt ou tard à accoucher d’une politique. La politique qui vient sera transgressive ou ne sera pas, en particulier à l’époque où les pouvoirs rivalisent de délire pour accoucher de lois toutes plus arbitraires et absurdes les unes que les autres. Pensons aux « lanceurs d’alerte ». Ce sont des gens qui, à un moment donné, rompent avec le consensus législatif régnant. Julian Assange ou Edward Snowden pour la situation géopolitique, Juan Branco pour l’élection scandaleuse de Macron en France, plus récemment le Dr Louis Fouché sur l’état d’exception pseudo-sanitaire qui s’est abattu sur nous…

Un philosophe médiatique et consensuel, dont je tairai le nom, a ainsi tenu, dans un magazine, qu’il ne donnait pas cher des chances de la transgression dans la période qui s’était ouverte. Or, comment comprendre des situations aussi diverses que les évasions fiscales, l’islamisme, l’écologie, etc., sans examiner à chaque fois le réseau législatif-transgressif où de telles problématiques prennent place ? Dans une ère de micro-pouvoirs technologiques de plus en plus raffinés, nous aurons besoin, au contraire, d’artistes et de héros de la transgression.

Pour Jacques Lacan, le suicide, est le seul acte manqué qui ne rate jamais. Que peut-nous apporter la psychanalyse sur cette question ?

Mehdi Belhaj Kacem: Je ne sais pas, je ne lis plus assez de psychanalyse pour vous répondre… j’imagine qu’on pourrait vous répondre que le suicide consiste en une forclusion de l’Autre, celui qui de notre vivant nous parasite en permanence et nous empêche à tout jamais d’être pleinement présents à nous-mêmes.

Je songe plutôt à une phrase de Benjamin qui disait que l’héroïsme moderne devait prendre la forme du suicide. J’ai une lecture surtout politique du suicide. C’est la magnifique expression d’Artaud : « le suicidé de la société ». Le suicide est un meurtre par procuration. Actuellement, les suicides des pauvres, des jeunes, des étudiants, des restaurateurs, des ouvriers, des policiers, et j’en passe, est en expansion galopante. Le suicide est le dernier acte de rébellion qui reste à qui n’a plus rien. Un jour, on fera le compte de tous ces suicidés et on s’apercevra qu’ils étaient comme les soldats d’une guerre en cours.

Force est de reconnaître que ce sont les analyses d’Agamben qui ont été prophétiques. Les Etats modernes sont des Etats où l’exception est devenue la règle. On demande souvent quelle est la différence entre rébellion et révolution. La réponse est confondante de simplicité : la révolution est une somme devenue efficace de rébellions. Le suicide est une forme moderne de rébellion. Nous devons aviser à des formes collectives de transgression qui empêche cette implosion massive sous forme de suicides à quoi nous assistons. Transgression ou suicide : tel est le choix tragique que l’état d’exception désormais mondialisé nous laisse en somme.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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