Masques de théâtre

Le pire est que cela arrive par celui qui, pour une fois, fait ce qu’il a dit, souligna Jonathan. La surprise de la conformité des actes aux promesses. Tout le contraire d’une divine surprise d’ailleurs. Tant les promesses paraissaient ubuesques. À ce constat de la parole tenue, s’ajoute une seconde surprise. Celle du pouvoir du pouvoir. Les États-Unis toussent, et le monde s’enrhume. Enfin, cerise-surprise sur ce gâteau saumâtre, ce pouvoir est celui d’un seul homme. Les décisions d’un homme influent sur le cours du monde entier.

Le phénomène « Trump » révèle un triple dérèglement de ce monde abasourdi. Révélation qui tient, bien entendu, au fait qu’il provient de la première puissance mondiale. Qui met donc soudainement en lumière la personnalisation extrême, incontrôlée de l’univers politique. Qui illustre l’abysse entre la scène où se joue la Commedia Dell’Arte politique et les spectateurs citoyens. Qui affiche l’omnipotence d’une médiatisation globale, réductrice, obsédante.

Paradoxe des paradoxes, reprit au vol son habituel compagnon de réflexion, les États pivots de la démocratie occidentale délèguent périodiquement l’exercice du pouvoir à des personnalités intimement déséquilibrées. Un petit caporal frustré entraîne un des pays les plus civilisés de la planète dans la barbarie absolue. Un banal fonctionnaire espion bâtit sur sa discipline une dictature impériale intérieure, criminelle à l’extérieur.

Le fils complexé d’un historien reconnu solidifie patiemment un hold-up sur le rêve sioniste réalisé, construit une structure clanique auto-protectrice et revivifie un antisémitisme mondial. Un magnat quasi-illettré au vocabulaire enfantin de trois cent mots bien sonnés soumet le fragile équilibre mondial au régime de la loi du plus fort, des plus riches, au mépris de la loi morale et du bien-être des peuples. Un socialiste dévoyé en militant antisémite trahit la mission d’harmonie universelle de l’organisme international majeur par une focalisation quasi-obsessionnelle contre Israël.

Ces différents sommets d’icebergs de la personnalisation extrême de la puissance publique sont les symboles d’un dérèglement plus fondamental de la vie publique elle-même. Dérèglement originel, reprit Jonathan à son tour. L’histoire du monde est depuis toujours l’histoire des grands du monde. Shakespeare avait beau jeu de la décrire, en son temps de rois et reines.

La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane […]. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.

Le comble est que la démocratie, le « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple » annoncée par Abraham Lincoln en 1863, a finalement accouché de simili souverains ; probablement plus puissants que ne l’étaient les princes d’antan. Un Kaiser allemand, un président russe au pouvoir absolu, un Premier ministre israélien impavide chef de meute, un président américain qui se voit roi incontestable du monde, un Secrétaire général faisant de l’ONU un instrument de sa lubie. Le peuple, pour sa grande part, ne fait qu’assister à la pièce politique jouée, à subir ses effets. La Fontaine l’a dit :

Les Grands pour la plupart sont masques de théâtre

[…]

« Belle tête, dit-il [le renard], mais de cervelle point. »

Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point !

Cette « pavane des acteurs » se fait d’autant plus envahissante que la médiatisation s’en empare partout, tout le temps. Paroles, images des grands médias, murmures, écrits des médias digitaux emplissent de « bruit et de fureur » le spectacle de ces puissants et de l’univers qui les porte. Amplifiant en outre un biais dont Tocqueville – qui n’avait pourtant ni télévision ni internet – avait déjà relevé le danger : celui du règne de la majorité sur les minorités. Comme le pouvoir relègue souvent les minorités à la portion congrue, les médias ne racontent le plus souvent que la partie régnante de l’histoire, creusant les différences. Le récit international du conflit à Gaza ignore les drames humains israéliens. Le récit du conflit en Israël ignore les drames humains palestiniens.

Soudainement revigoré, son interlocuteur prit la suite de la réflexion à rebours. Justement, rien n’est perdu, on peut redonner espoir à Tocqueville. La prescience de plus en plus forte de l’écart entre pouvoir et citoyen, de l’écart entre la complexité croissante du monde et le creux des acteurs du théâtre politique. La prise de conscience de l’invasion de l’intelligence artificielle et de sa propre surpuissance. Le sens de l’urgence des problématiques climatiques, écologiques. La nécessité impérative d’offrir aux générations futures la maîtrise de leur avenir, d’ouvrir à la moitié féminine de l’humanité la place qui lui revient. Tous ces facteurs se conjuguent. Maintenant.

Churchill avait raison :

La démocratie est le pire des systèmes de gouvernement à l’exception de tous les autres.

Mais on peut ajouter, comme Einstein :

La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent.

Ce qui veut dire, qu’en combinant les réflexions de ces deux grands hommes, les temps sont venus de réinventer la démocratie. De retourner aux sources. Faire tomber les masques de théâtre et faire participer à la pièce le peuple, pour le peuple.

« Vaste programme » lança Jonathan qui ne voulait pas demeurer en reste de citations, sans trop se référer au général de Gaulle qui l’avait prononcé en réponse à la remarque « il faudrait tuer tous les cons ».

Et pour apporter sa contribution à l’effort indispensable de reconstruction d’un système de démocratie adapté aux temps modernes, il proposa crânement de compléter la formule initiatrice :

Liberté, Egalité, Fraternité, Subsidiarité.

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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