Marie Balmary, Ce lieu que nous ne connaissons pas : A la recherche du royaume, Albin Michel, 2024
Le titre peut paraître sibyllin mais tous ceux qui connaissent l’auteure – et je suis du nombre- se souviennent qu’elle a plusieurs cordes à son arc, à savoir la psychanalyse et l’exégèse biblique, entre autres. Quand on tient compte de ces éléments, on comprend mieux le titre et le sous-titre. Et c’est justement dans un de ces cénacles que j’ai eu le privilège de rencontre et d’écouter Marie Balmary exposer sa méthode, son approche et ses analyses. Certes, le titre est un peu accrocheur, mais c’est l’époque qui veut cela. Le présent ouvrage contient une matière de qualité, il est sérieusement documenté et ses analyses, sans entrainer l’adhésion unanime, sont à prendre en considération…
Je pense notamment à la déclaration suivante qui peut étonner par ailleurs, mais qui se laisse défendre dans son contexte précisément :
Pour accueillir et croire des récits de thérapies ancestrales, il nous fallait sortir nous aussi. Sortir de l’esprit scientifique qui était supposé nous guider..
Le présent ouvrage se veut un retour en arrière, une récapitulation de toutes ses sagaces réflexions de l’auteure portant sur l’exégèse et la traduction de quelques versets des Évangiles, et les corrigeant le plus souvent en remontant aux sources grecques t aux traductions latines. Et tout cela, mis bout à bout, a livré la matière de tout un livre de qualité qui m’a beaucoup appris..
Il est vrai qu’en traduisant les textes à la lumière des concepts qu’ils sous tendent, on dépouille certains versets du Nouveau Testament de théories ou de doctrines théologiques qui leur furent imposées au fil des siècles. Et nombre de contestations judéo-chrétiennes s’expliquent par ce prisme. Évidemment, comme il s’agit principalement de versets des Évangiles, l’aspect de l’ouvrage a tendance à apparaître sous un éclairage chrétien alors que depuis l’ouvrage allemand monumental de Strack-Billerbeck on remonte aux racines et aux origines juives de cette littérature.
En lisant ce bel ouvrage, le crayon à la main, j’ai pensé au livre de Léo Baeck, paru en 1938 à Berlin, sous le titre, Das Evangelium als Doikument der Glaubensgeschichte des Judentums. Cet important ouvrage, véritable bouteille à la mer d’un judaïsme allemand menacé d’extinction, s’attache lui aussi à débusquer certaines versets mal traduits ou simplement ajoutés, comme par exemple la référence aux « indigents en esprit» ; d’après Léo Baeck, le mot «esprit» serait un ajout ultérieur… L’ouvrage existe en français sous le titre un peu tronqué, Les Évangiles, une source juive (Paris, Bayard, 2002).
Ce n’est sûrement pas le fruit du hasard si le premier exemple examiné ici porte sur les noces de Cana ; l’auteure revient sur le seul terme qui peut effectivement changer le sens de cet acte qui compte tant dans la définition de la personnalité profonde de Jésus.
La parabole des talents fait l’objet d’ un examen très serré sous la plume de l’auteure.. Mais ce qui me frappe personnellement, sans que ce soit une découverte, va bien au-delà de ces remarques correctives : c’est le caractère éminemment juif de toute cette littérature. L’image même de l’enfouissement du talent se trouve dans la littérature midrachique où il est question d’une comparaison avec la personne du Juste qui sort de terre, tout habillé comme le fruit que l’on récolte… C’est l’acte de faire fructifier qui est à l’œuvre ici.
Je suis contraint de faire bref bien que tous les exemples ici traités méritent des analyses plus substantielles. Comme c’est notamment le cas pour l’intitulé du Pater noster (Avinou shé ba-shamayim)… auquel l’auteure donne toute sa place. Comment comprendre ce domicile divin au ciel, dans cette prière ? Ne devrait-on pas, au contraire, abolir la distance entre nous et le Créateur ? Pourquoi avoir parlé d’un père céleste ? Il suffit de relire quelques versets du livre de Job pour comprendre qu’il y a là une prime à la foi naïve, à la croyance populaire. Job cherche justement à rétablir cette théodicée qui fait défaut au monde dans lequel nous vivons. Et on ne connait le fin mot de l’histoire : il n’y a pas de réponse, du moins une réponse qui soit satisfaisante et réponde vraiment à la question posée. Ce Dieu qui a créé les cieux et la terre renvoie Job à d’autres interrogations, autrement plus complexes. L’auteure a donc bien raison de questionner le texte et de souligner qu’il n’est pas question ici de toute-puissance.
Il est indéniable que la Bible hébraïque nous présente souvent la divinité sous un aspect terrifiant : la fameuse phrase d’Adam qui est apeuré fait penser à une autre phrase, tirée de la littérature prophétique : j’ai oui ton oui et j’ai pris peur (Isaïe 40 ;10)… Le Dieu biblique, version judéo-hébraïque, n’est pas qu’amour. Il existe une dialectique entre l’amour et la crainte de Dieu. Ce n’est pas le lieu ici pour développer, cela nous entrainerait trop loin. Mais Maimonide, précédé et suivi par d’autres épigones ont placé l’amour au-dessus de la crainte, sans exclure entièrement cette dernière
Dans cet ouvrage si stimulant, on découvre l’ingéniosité exégétique d’une gronde psychanalyste qui se livre à une lecture critique des Écritures. Je viens d’un autre univers, celui du commentaire philosophique et aussi, je l’avoue, de la critique biblique. Les deux démarches ne sont pas mutuellement exclusives ; toutes deux témoignent de la volonté de découvrir la vérité sur ces paroles fondatrices et qui remontent à au moins deux millénaires.. On se rend aussi compte que la parole divine dépasse, et de très loin, notre entendement. Cela me fait penser au tsimtsoum de la kabbale lourianique : l’auto contraction de l’essence divine qui laisse ainsi une place primordiale à la création afin que celle-ci puisse s’y déployer.
Une phrase à méditer : Les Écritures peuvent être aussi des lieux dangereux puisque la parole divine mal traduite peut nous manger. (…) Le disciple est nourri d’un pain qui va dévorer son âme, sa vie.