Marcel Gauchet, Le nouveau monde – L’avènement de la démocratie, IV – Gallimard

Couverture.
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Nous tenons ici le dernier volume de toute une série qui scrute les causes et les effets qui ont fini par donner cette démocratie dont les apparitions suscitent toujours autant de questions, voire de contestations, puisqu’on tente depuis l’Antiquité grecque d’en définir les contours et d’en expliquer les adaptations dans des pays si différents les uns des autres. En lisant ou en écoutant l’auteur, on éprouve une réelle satisfaction. Non pas qu’il fasse le tour de la question, mais parce qu’il contribue vraiment à déblayer le terrain.

Ce volume final compte, comme les précédents, plusieurs centaines de pages où les notions sont expliquées sans jamais verser dans quelque idéologie que ce soit ni dans des a priori doctrinaux. Pas de dogme, pas de parti pris, simplement une spéculation libre et exigeante.

En effet, on peut légitimement se demander comment ce régime politique qu’est la démocratie a réussi à se frayer un chemin partout dans le monde, et dans la quasi-totalité des cultures et des civilisations. Certes, cela ne signifie pas que l’humanité dans sa totalité a opté pour ce régime démocratique. Il suffit de s’en référer aux critiques que l’intégrisme arabo-musulman adresse à la démocratie pour s’en convaincre ; ceux qui s’appuient sur des argumentaires religieux ont beau jeu de pointer les zones d’ombre que ce régime entretient, notamment lorsque ses propres partisans et ses thuriféraires n’en respectent pas les principes premiers.

Mais quel est donc l’ADN, si je puis dire, de cette idée, censée définir contradictoirement les bons régimes des mauvais ? La démocratie, pour l’homme simple, c’est le fait de déposer librement dans une urne électorale un bulletin de vote. Et le fait aussi de respecter la loi de la majorité. Le régime démocratique prévoit qu’il y ait une majorité et une opinion, mais aussi l’engagement des vainqueurs de ne pas écraser les vaincus. La démocratie évite donc les guerres civiles puisque par la parole, par les programmes électoraux, on évite la violence et on permet aux uns et aux autres de revenir à la charge et de gagner les élections pacifiquement.

On ne peut pas nier l’aspect formel de certaines conquêtes politiques de ce même régime. Que signifient des formules toutes faites comme : Au nom du peuple français, ou de tout autre peuple…

L’auteur explique certaines notions qui pourraient n’être que des coques vides ; par exemple : que signifie la volonté du peuple souverain ? La liste serait interminable.

Nombre d’idées sont ainsi utilisées sans qu’on sache au fond quelle est leur signification pratique, car souvent, le peuple exprime des vues opposées, variant selon les circonstances et les époques. La démocratie athénienne a connu aussi des moments de terreur et des persécutions iniques dont le procès de Socrate est l’exemple le plus connu, mais il est loin d’avoir été le seul. On le voit, les choses sont loin d’être claires et univoques, et pourtant, ce régime démocratique a prévalu et réussi à s’imposer presque partout, précipitant dans un discrédit sans fond les autres organisations politiques de la cité.

La percée du débat démocratique a permis à cette approche de la vie sociale d’être pratiquement la même chose que la laïcité, par exemple. Alors que des régimes autoritaires entendent dicter leurs conditions en se servant de la religion et de ses dogmes, d’autres régimes, notamment ceux qui sont fondés sur la mentalité démocratique, procèdent à une identification de ces deux thèmes : la démocratie et la laïcité. On peut lire chez Marcel Gauchet cette expression : « la sortie de la religion ». En effet, les idées démocratiques ont porté préjudice à l’empire de la religion sur la société. Mais gardons-nous de simplifier le rapport étroit de la société avec la notion du sacré et du religieux…

Dans cette France contemporaine où il est parfois difficile – voire impossible – d’enseigner l’histoire de la Shoah, de parler à l’école de l’origine du monde en se prévalant de la théorie darwiniste ou de porter la critique de certains dogmes religieux, la laïcité devient petit à petit l’équivalent de la démocratie tout court. Ce qui montre que ce thème est un mot valise, entraînant dans son sillage d’autres approches connexes.

Au plan éthique aussi, certaines pratiques politiques sont automatiquement considérées comme des avatars de la démocratie. Au XIXe siècle, on pensait naïvement que le bien allait s’imposer, qu’on ne cesserait jamais d’aller de l’avant, et on avait érigé au rang d’un idéal suprême l’infinie perfectibilité du genre humain.

Depuis ce temps là, l’histoire du XXe siècle nous a appris à être moins catégorique. L’histoire de l’humanité est plus complexe. Les grandes idéologies nous promettaient d’avoir la solution à tous les problèmes, soit en imposant leurs propres conceptions de la démocratie soit en l’adaptant à des réalités locales qui en dénaturaient l’essence…

Après le plan éthique, on peut aussi évoquer le plan économique. La puissance économique est une arme entre les mains de ceux qui la détiennent et la contrôlent selon leurs propres intérêts. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un général américain devenu président de son pays n’a pas hésité à dire que ceux qui reçoivent son aide doivent aussi accepter ses ordres et ses conditions. Or, l’Amérique passe pour être le pays le plus démocratique qui soit. Les Pères pèlerins ont même fait imprimer sur la monnaie de leur pays la formule « En Dieu nous croyons » (In God we trust) ; et le président élu à la tête de son pays prête serment sur la Bible…

Il nous faut reconnaître que la démocratie recèle bien des ambiguïtés et que certaines de ses idées méritent une clarification.

L’auteur a réussi à analyser toutes ces formules toutes faites dont dépend pourtant la vie de toute une nation. De l’enchevêtrement de toutes ces influences, de toutes ces interprétations est né le nouveau monde. Félicitations à Marcel Gauchet qui a su nous expliquer tout ce processus dans un style clair et compréhensible.

à propos de l'auteur
Né en 1951 à Agadir, père d'une jeune fille, le professeur Hayoun est spécialiste de la philosophie médiévale juive et judéo-arabe et du renouveau de la philosophique judéo-allemande depuis Moses Mendelssohn à Gershom Scholem, Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ses tout derniers livres portent sur ses trois auteurs.
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