L’Ukraine, le nucléaire et la crise écologique
La fermeture des centrales nucléaires en Allemagne s’avère avoir été une décision irresponsable. Comment en est-on arrivé là ?
Malgré les différences de nuances et de couleurs politiques, un message sans équivoque se fait entendre des médias occidentaux et en particulier des diplomaties européennes : Poutine incarne le rôle du vilain petit canard et Zelensky celui de l’enfant innocent et sans défense qui est en train de se faire injustement maltraiter.
Dans presque chaque conflit, les Européens se plaisent à coller des étiquettes aux partis en présence pour définir les bons et les méchants. Cette classification rapide interpelle tous ceux qui savent que le monde est complexe et que dans les conflits territoriaux, les choses ne sont jamais aussi tranchées. Il est rare que tous les torts soient du même côté et même dans un cas d’agression aussi flagrant que l’horrible invasion poutinienne qui se déroule sous nos yeux, l’Europe et l’Amérique sont loin d’être indemnes de toute responsabilité.
Cette vision polarisée des conflits procède d’abord d’un mouvement historique. Les Européens, échaudés par des siècles de violences et de guerres interethniques et interreligieuses, rêvent d’un monde pacifique rassemblant des individus qui attachent aux droits personnels et aux libertés individuelles une primeur sur les identités collectives. Les identités collectives, telles que l’ethnicité, la religion et la nationalité, ont été la cause de tant d’effusions de sang que la principale leçon que les européens ont tiré de la Seconde Guerre mondiale a été l’urgence d’établir une instance de médiation (ce qui deviendra in fine l’Union Européenne) et de créer un espace de libre-échange dénué – autant que faire se peut – de frontières, de prérogatives nationales et de culte militaire.
Pendant sept décennies, cet ordre libéral a permis avec un succès sans pareil d’éviter les guerres mondiales et les déflagrations militaires sur le vieux continent. Hantés par le souvenir de la Shoah, les pays européens ont établi un consensus selon lequel la guerre ne devrait « plus jamais » être un moyen légitime de régler les désaccords politiques. Malheureusement, ce rêve leur a explosé au visage.
Une des raisons de cette déflagration est que certains acteurs, Poutine et autres chefs d’état que les Européens tendent à décrire comme les « méchants », se sont laissés portés par leurs intérêts égoïstes et n’ont pas respecté les règles du jeu établies par l’Occident éclairé en 1945 puis en 1991 après l’effondrement de l’URSS.
Nous pouvons discuter de la moralité et de la robustesse de ce modèle libéral mais, quoi qu’il en soit, nous nous devons de nous révolter contre le ballionnage qu’ont subit ceux qui s’opposait à la doxa du modèle libéral humaniste. Les universités et les diplomaties européennes ont méthodiquement mis à l’index la théorie de Huntington et célébré celle de Fukuyama. Pendant les trois dernières décennies, la théorie du « choc des civilisations », pourtant validée d’une manière récurrente par l’histoire humaine depuis les temps immémoriaux, a été huée et tournée en dérision par les universitaires et les corps diplomatiques.
Comme on pouvait s’y attendre, la « fin de l’Histoire » n’a malheureusement pas été au rendez-vous et malgré les bonnes intentions et les souhaits des Européens, l’égoïsme hobbesien n’a pas disparu de la surface du globe avec la fin de la guerre froide. Le déni et les vœux pieux sont rarement sages conseillers.
La décision allemande précipitée de fermer ses centrales nucléaires illustre à façon les dommages de cette politique de bonnes intentions. Dans un même souffle, la France et la Belgique se sont préparées pour se désengager du charbon et du nucléaire et de s’en remettre pour leurs besoins d’énergie aux désidératas du Kremlin. Soyons clairs : se débarrasser du nucléaire est un objectif absolument louable et souhaitable d’un point de vue environnemental, mais comment expliquer que les décideurs étatiques n’aient pas pris en compte le scénario si prévisible d’une invasion de la Pologne ou de l’Ukraine par Poutine ?
L’une des raisons est certainement la vision du monde binaire simpliste européenne mentionnée. En 2018, l’Église de Suède a proclamé Greta Thunberg « successeur » de Jésus-Christ. Plus tard, cette décision hâtive a été invalidée, mais cette affaire religieuse illustre comment, nourris par une éthique chrétienne, les Européens ont tendance à aduler les personnalités publiques, en particulier celles qui ont l’air innocentes, désintéressées et pures. Désespérés de ne plus être le centre du monde, ils recherchent un super-héros qui puisse leur apporter espoir et inspiration. Greta était une telle figure christique et le président ukrainien est pour beaucoup l’objet d’un culte similaire.
Bien conscient de l’aspiration populiste à se trouver des dirigeants idéalisés et, par ailleurs, expert dans la mobilisation des masses populaires apprise au cours de sa carrière dans les émissions de télévision, Volodymyr Zelensky a le profil parfait pour incarner le rôle du nouveau sauveur de l’idée européenne chancelante. Comme l’a écrit Tom McTague dans The Atlantic, le président ukrainien est inspirant parce que « les pays occidentaux sont en carence de ce type de leadership : une croyance sans gêne et provocante en une cause ».
Bien entendu, il est totalement noble et beau de défendre son pays injustement envahi et de risquer sa vie pour défendre la liberté de son pays. Ce que je critique ici c’est le fait que, nourris d’une perspective binaire d’inspiration chrétienne et d’un biais cognitif qui les empêche de regarder la situation dans sa complexité, les Européens ont tendance de façon répétitive à prendre des décisions irrationnelles et à courte vue.
Tout comme les dirigeants allemands, qui pour plaire aux millions d’adorateurs du Divin Enfant Greta, ont décidé de fermer les centrales nucléaires avant d’avoir une alternative écologique opérationnelle, les dirigeants européens peuvent – cédant à la pression populaire et oubliant les principes fondamentaux de la realpolitik – décider de couper sur un coup de tête les ponts avec leur principal fournisseur de blé, d’énergie et de matières premières.
Il y a un siècle, le mouvement pacifiste massif d’inspiration chrétienne et bien intentionné a empêché la France d’arrêter le réarmement de l’Allemagne, espérons que cette fois, les dirigeants européens apprendront de leur échec passé et éviteront de nous embarquer – sur un coup de tête – dans une nouvelle guerre mondiale.